Elle aime la l’Asie, surtout la Chine, les chiffres et l’argent. Les tenues plutôt sombres (pour contraster avec ses cheveux blonds) et rigoureuses. Les colliers de perles qu’elle porte immuablement. Et Sarah Bossard, son épouse sri-lankaise, de nationalité suisse, avec qui elle vit sur le sol helvétique.
Alice Weidel, 46 ans, a gardé de son ancien métier de banquière spécialisée dans les fusions-acquisitions, une implacable rigueur personnelle et vestimentaire. Comme une armure sur laquelle elle a jusque-là compté, avec succès, pour se protéger de tous les coups portés au parti d’extrême droite qu’elle codirige depuis 2020: l’AfD, pour «Alternative für Deutschland». Ou, pour ses partisans «Alice für Deutschland».
Venue de la haute finance
L’argent. Le profit. Les investissements. Et donc ce qui va avec dans le monde de la haute finance: Wall Street, le Forum de Davos, les grandes banques internationales telle Goldman Sachs, son premier employeur à Shanghaï. Salle de conférences feutrées. Salle de marchés. Nuées d’avocats polyglottes. L’univers de celle que les élections législatives allemandes du 23 février pourraient bien porter aux avant-postes de la République fédérale – elle est la candidate de son parti à la Chancellerie – est à des années-lumière du quotidien de ses électeurs.
Crée en février 2013 sur une plateforme de rejet conjoint de l’Union européenne et de l’immigration, l’AfD a d’abord surfé sur les frustrations, la colère sociale, mais aussi la jalousie des Länder de l’est, ces anciennes provinces de la RDA communiste réunifiées en 1990. Puis la fin compliquée des années Merkel, avec le conflit en Syrie, l’arrivée massive de migrants et la guerre en Ukraine, l’a installée au niveau fédéral.
20% dans les sondages
13,5% des voix en 2017, la dernière de «Mutti Merkel» et l’année où Alice Weidel atterrit pour la première fois sous la coupole de verre du Bundestag, à Berlin. 10,4% en 2019, l’année qui a permis à l’improbable leader social-démocrate Olaf Scholz d’accéder au pouvoir. Avant d’entamer un envol jusque-là ininterrompu, pour atteindre 32,8% lors des dernières élections régionales en Thuringe, et autour de 20% au niveau national, selon les derniers sondages.
Pourquoi Alice Weidel, alias «Alice für Deutschland»? Parce que la progression électorale de l’AfD, parti aux forts relents néonazis, exigeait à partir de 2017 un ravalement de façade complet. Elle est le «visage respectable» de l’AfD, celle dont la mission consiste à projeter une image plus propre, centrée sur l’efficacité, aux électeurs allemands, malgré son programme «radicalement anti-immigrés et anti-musulmans», note la correspondante à Berlin du «Guardian», Kate Connolly. Le respecté magazine «Der Spiegel» s’est montré plus direct: il l’a qualifié de «feuille de vigne parfaite pour l’AfD».
Objectif accompli pour la «Weinblatt» (feuille de vigne en allemand): à 46 ans, la co-patronne de l’AfD avec Tino Chrupalla (un petit entrepreneur en travaux publics de Saxe) ne se voit plus reprocher les propos de Maximilien Krah, la tête de liste de son parti aux élections européennes de 2024, pour qui «un SS n’était pas automatiquement un criminel». «Alice Weidel a fait le job. Le ravalement est terminé juge un diplomate suisse, longtemps en poste à Berlin. Elle mise, sans jamais en parler, sur le fait qu’elle est homosexuelle, donc pas perçue comme hostile aux droits des minorités, et encore moins comme nostalgique du Troisième Reich qui envoya les 'gays' dans les camps de concentration. C’est sa meilleure parade», poursuit Kate Connolly.
Le vent MAGA
La preuve? L’absence de polémique lorsqu’elle déclare «Je trouve très inquiétant que l’Holocauste soit instrumentalisé politiquement». Et, coté famille, les nombreux articles de presse consacrés à l’éducation des deux enfants qu’elle élève avec son épouse à Ensiedeln (Schwyz), dont la nounou fut un temps une réfugiée syrienne employée illégalement...
Le programme d’Alice Weidel pour l’Allemagne est ce que l’extrême droite rêve de faire dans plusieurs pays d’Europe, ce que l’Union démocratique du centre (UDC) a réussi de longue date en Suisse et ce que Donald Trump et le mouvement MAGA sont en train de transformer en vague planétaire: allier un nationalisme exacerbé et un rejet des migrants féroce à un libéralisme économique et à un antiétatisme revendiqué. Une veine «libertarienne» alimentée, selon des amis de jeunesse interrogés par la chaîne de télévision allemande ARD, par son protestantisme luthérien et ses six années passées en Chine, à assister au décollage du mastodonte Chinois.
L’argent et la réussite encore. Jeune étudiante à l’université de Bayreuth dans les années 90, Alice Weidel prépare un mémoire sur le grand banquier allemand de la Renaissance, Jacob Fugger (1459-1525), prêteur à l’Empire des Habsbourg et homme le plus riche d’Europe à son époque. «Il imposait sa loi aux Etats, pas le contraire» a-t-elle déclaré un jour à son propos. Même si son modèle politique, en revanche, se trouve au Royaume-uni: la candidate à la Chancellerie vénère la défunte Première ministre britannique Margaret Thatcher, au pouvoir entre 1979 et 1990. Beaucoup d’observateurs, en Allemagne, la surnomment d’ailleurs la «dame de fer».
Manque de charisme
Sa meilleure carte pour faire oublier sa rigidité, son relatif manque de charisme et sa personnalité a priori plus clivante que rassembleuse est toutefois l’évocation de celle dont elle est l’antithèse: Angela Merkel, alias «Mutti». Une majorité d’électeurs allemands ont reconduit au pouvoir l’ex-protégée de Helmut Kohl de 2005 à 2021. Sauf que l’Allemagne s’est figée sous son leadership de «mère de famille».
Trop de consensus. Trop de compromis. Trop de coalitions. Trop de principe de précaution, symbolisé par l’arrêt controversé du nucléaire en 2011, après la catastrophe de Fukushima (Japon). Trop d’immobilisme pour la première puissance économique d’Europe dont la recette industrielle miracle – celle du «Mittelstand», le pays des petites et moyennes entreprises performantes – a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Comment en sortir selon Alice Weidel? Par un Dexit, la rupture pure et simple avec l’Union européenne modelée sur le Brexit anglais.
Logiciel de l’efficacité
Présidente du groupe parlementaire de l’AfD au Bundestag, l’ex-banquière a compris qu’une grande partie de ses concitoyens, après avoir docilement suivi «Mutti» Merkel, en veulent à cette dernière d’avoir trop joué les conciliatrices, au niveau national comme européen. La comptable, habituée à manier les tableaux informatiques dans tous les sens, a succédé à la physicienne Merkel, pressée jadis de retrouver son équipe dans son laboratoire de Berlin-Est.
«Le logiciel politique d’Alice Weidel est celui de l’efficacité, à la façon d’un cabinet de consultant anglo-saxon, nous expliquait en 2023 l’essayiste suisse Joseph de Weck, familier de l’Allemagne. Elle est perçue par ses partisans comme quelqu’un capable de remettre sur pied ce grand corps malade qu’est la RFA. Dans cette campagne, sa performance compte moins que son image».
Et qui façonne l'image ? Le regard se tourne évidemment de l’autre côté de l’Atlantique. Alice y est, depuis la réélection de Donald Trump le 5 novembre, l’égérie européenne d’Elon Musk. Moins cajoleuse que la Première ministre italienne Giorgia Meloni, au sourire si espiègle. Mais tout à fait conforme à l’idée que le nouveau président des Etats-Unis se fait de l’Allemagne, dont sa famille est originaire: une machine à produire et à obéir.
Hautaine et glaciale
Musk a donc appuyé sur l’accélérateur. D’abord en engageant avec elle une conversation sur son réseau social X le 10 janvier, puis en s’invitant en visioconférence à son meeting de Halle (Saxe-Anhalt). Impact garanti? Pas sûr, mais «Musk-Weidel, cela peut produire un effet 'Waouh', note la journaliste allemande Birgit Holzer. Chez les jeunes, ça résonne techno, donc positif. Tout ce qui est écrit sur les liens néo-nazis de l'AfD les touche beaucoup moins que ma génération, celle qui a grandit dans le culte de la mémoire en Allemagne de l'ouest». L'universitaire suisse Gilbert Casasus va plus loin: «Chez beaucoup d'Allemands, ça ressemble à l’alliance qui a toujours marché depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale: le commandant en chef américain devant, et son meilleur allié germanique derrière».
Alice Weidel n’a pas complètement dompté l’AfD, ce parti qui compte seulement six femmes pour 70 hommes. «Beaucoup d’élus la jugent hautaine, glaciale, pas à sa place», poursuit Birgit Holzer. «Alice für Deutschland» sait aussi que le virage sécuritaire et anti-immigration pris par le favori du 23 février, le candidat chrétien-démocrate Friedrich Merz, peut rebattre la carte en défaveur de son parti, auprès de la bourgeoisie traditionnelle allemande.
Sauf que les faits poussent le pays vers ses thèses. La recrudescence des attaques au couteau commises par des demandeurs d’asile, l’attentat à la voiture-bélier de Munich le 23 février ébranlent le socle politique de la RFA.
«Mutti» Merkel est définitivement enterrée. Tout au long de la campagne pour les législatives du 23 février, l’AfD a continué de rediffuser sur grand écran dans ses meetings son fameux «Wir Schaffen Das» de 2015 («On peut le faire» en parlant de l’accueil des réfugiés) pour mieux faire huer l’ancienne Chancelière. Alice Weidel réussira-t-elle, dans les urnes, à refermer avec fracas, la porte du cimetière politique de cette Allemagne de papa?