«Super Mario» Draghi est en colère. Et il le dit. Mardi 18 février, son irritation a dominé ses échanges à Bruxelles avec les élus des Parlements européen et polonais (la Pologne assume jusqu’à la fin juin la présidence tournante de l’Union européenne). C’est la lettre «La Matinale européenne» qui le raconte. «J’espère que la prochaine fois, si vous m’invitez, nous pourrons discuter de ce qui a été fait de manière efficace», a lancé l’ancien Premier ministre italien, 77 ans, auteur en septembre 2024 d’un rapport salué de toutes parts. Il mettait en garde, à l’époque, contre «la lente agonie» du Vieux Continent, incapable de mobiliser les investissements indispensables pour rattraper les Etats-Unis et la Chine.
Mario Draghi en colère? L’ancien patron de la Banque centrale européenne (BCE), sauveteur de la monnaie unique avec son «whatever it takes» (quoi qu’il en coûte) du 26 juillet 2012, pour signifier sa volonté de faire échec aux spéculateurs contre l’euro alors malmené par la crise des dettes souveraines, a cinq bonnes raisons de hausser le ton. Les voici.
La colère contre l’inaction
Mario Draghi a rendu son rapport sur la compétitivité européenne le 9 septembre 2024. Ce jour-là, la présidente – déjà reconduite – de la Commission européenne a promis d’en faire le pilier de son second mandat. Mais que s’est-il passé depuis? Rien. Rien, notamment, sur le front de l’indispensable mobilisation des fonds nécessaires à financer le sursaut communautaire en matière d’innovation et de recherche. Pour Draghi, au moins 800 milliards d’euros par an doivent être injectés dans les secteurs d’avenir. Pourquoi? Par manque de convergence et d’unité au sein des 27 pays membres de l’UE: «Pour relever ces défis, il devient de plus en plus clair que nous devons agir de plus en plus comme un seul Etat, a averti l’ancien président de la BCE. Or cette réponse doit être rapide, car le temps n’est pas de notre côté.»
La colère face à l’urgence
Il est facile de dire: «On savait ce que Trump allait faire.» C’est un refrain que l’on entend beaucoup ces temps-ci, alors que la nouvelle administration américaine a entamé cette semaine des pourparlers directs avec la Russie à Riyad, en Arabie saoudite. Mario Draghi, qui connaît bien le monde américain de la finance – il est passé par la banque Goldman Sachs – ne va pas jusque-là. Impardonnable en revanche est, selon lui, l’incapacité de l’UE à réagir vite au tempo accéléré imposé par Donald Trump. «Aujourd’hui, cinq mois après la publication de mon rapport, que faisons-nous?», s’est-il énervé à Bruxelles. «Nous avons discuté. Que tirons-nous de cette discussion? Ce qui est dans le rapport est encore plus urgent qu’il y a cinq mois. Mais c’est tout. J’espère que la prochaine fois, si vous m’invitez, nous pourrons discuter de ce qui a été fait de manière efficace.»
La colère face aux enjeux
Il n’y a pas que Donald Trump. Il ne s’agit pas seulement de la paix en Ukraine, et à quel prix. Il s’agit de l’avenir de l’Europe. Pour Mario Draghi, l’urgence n’est pas seulement politique, diplomatique ou militaire. Elle est économique, financière et technologique. «Depuis la publication du rapport, les changements qui ont eu lieu sont largement conformes aux tendances qui y étaient décrites.» Et de citer «le rythme des progrès en intelligence artificielle, les prix du gaz extrêmement volatils et les menaces croissantes sur les infrastructures sous-marines stratégiques […]. Lorsque le rapport a été rédigé, la principale question géopolitique était l’ascension de la Chine. Désormais, l’UE devra faire face à des tarifs douaniers de la part de la nouvelle administration américaine. Or ces tarifs plus élevés sur la Chine redirigeront les surcapacités chinoises vers l’Europe, frappant davantage les entreprises européennes.»
La colère du portefeuille
Il n’est pas possible, selon Mario Draghi, de bâtir l’Europe de demain sans une mobilisation massive de moyens financiers. Le chiffre de 800 milliards d’euros par an est un début. Mais ce qu’il faut, c’est une levée en masse durable de capitaux. Soit en puisant dans les économies des Européens (dont le taux d’épargne approche les 15% de leurs revenus en 2024), soit en attirant les capitaux internationaux par des emprunts ou des mécanismes très volontaires de capital-risque. «Les besoins de financement sont énormes: 750-800 milliards d'euros par an sont une estimation prudente, or, il n’y a pas de plans pour de nouveaux fonds de l’UE. La méthode proposée est de combiner les instruments de l’UE avec une utilisation plus flexible des aides d’Etat coordonnée par un nouvel instrument européen […]. Laissez-moi vous rappeler autre chose. Si vous regardez les 15, 20 dernières années, les gouvernements des Etats-Unis ont injecté dans l’économie 14 billions (14'000 milliards) de dollars. Nous en avons fait sept fois moins. Cela a produit quelques différences et montre aussi que, peut-être, pour croître davantage, parfois vous avez aussi besoin d’argent public.»
La colère au nom des valeurs
La lettre «La Matinale européenne» a raison de le souligner. Mario Draghi se place du côté des valeurs que défend l’Union européenne. «Si vous ne faites pas ces efforts, vous devez aussi admettre, pour être cohérent, que vous n’êtes pas capable de maintenir les valeurs fondamentales pour lesquelles cette UE a été créée», a lancé Draghi. Et de conclure: «Quand vous me demandez ce qui est mieux, ce qu’il vaut mieux faire maintenant, je réponds: 'je n’en ai aucune idée, mais faites quelque chose!'» Et d’accuser: «On dit non à la dette publique. On dit non au marché unique. On dit non à la création d’une union du marché des capitaux. On ne peut pas dire non à tout.» Comment procéder alors? Pour Draghi, l’approche fédérale, qui permet de fonctionner «comme un seul Etat» est la plus performante. A défaut: l’un est le modèle de coopération renforcée, qui est présent dans nos traités. Le troisième est le modèle intergouvernemental, c’est-à-dire que deux, trois, quatre gouvernements s’accordent sur certains objectifs et décident qu’ils vont avancer ensemble, tout en restant ouverts à l’entrée d’autres pays.