Le 20 décembre 2024 fera-t-il oublier pour de bon le 26 mai 2021, lorsque le Conseil fédéral décida unilatéralement de rejeter le projet d'un accord institutionnel entre Berne et Bruxelles? Mieux: le nouveau paquet de futurs accords bilatéraux entre la Suisse et l'Union européenne (surnommé les «Bilatérales III» après les accords de 1999 et de 2004) permettront-ils d'arrimer définitivement la Confédération à son plus grand partenaire commercial et à son grand voisin européen? Ou s'achemine-t-on, au contraire, vers une nouvelle séquence politique dramatique comme celle d'il y a trente ans, lorsque les électeurs suisses finirent par rejeter, à l'issue du référendum du 6 décembre 1992, l'entrée du pays dans l'Espace Économique Européen (EEE)?
La réponse à ces questions ne figure pas dans les documents qui rendus publics par le Conseil fédéral ce vendredi 20 décembre. Et pour cause? C'est l'interprétation politique de ces accords, et de leur implication sur la vie quotidienne des Suisses, qui décidera de l'avenir de ces textes âprement négociés depuis trois ans. Avec, en tête, un sujet assuré d'être martelé, entre autres, par l'UDC et la droite nationaliste: le risque de voir des juges étrangers décider, à l'avenir, de la conformité des décisions juridiques prises par des magistrats helvétiques? Cette question des «juges étrangers» sera, à coup sûr, un objet de débats et de polémiques tout au long de la campagne référendaire qui se profile. On parle d'un référendum en 2028. Mais qu'en est-il au juste?
Une négociation de trois ans
Il faut d'abord comprendre que le projet d'accords bilatéraux validé ce vendredi «sur le plan matériel» – c'est-à-dire sur le papier - par le Conseil fédéral est le résultat d'une négociation entre un pays de neuf millions d'habitants (la Suisse) et son voisin de 500 millions d'habitants (l'Union européenne). Cette différence de taille importe, car l'UE, composée de 27 pays membres, est une communauté de droit régie par des règles et des normes. Lesquelles encadrent peu ou prou tous les domaines d'activité des citoyens communautaires.
Il est donc logique qu'à partir du moment où un pays tiers non membre envisage de s'associer à cet ensemble, même partiellement, l'Union exige d'avoir un droit de regard sur le traitement de ses entreprises et de ses ressortissants dans ce pays en question. C'est le principe même d'un accord bilatéral. Il suppose un «donnant-donnant», et des contreparties mutuelles.
Il faut ensuite avoir en tête que ces futures «Bilatérales III» sont le résultat du rejet unilatéral par le Conseil fédéral d'un autre projet: celui d'un accord institutionnel avec l'Union européenne. La Suisse va donc continuer d'avancer aux côtés de l'UE à son rythme, et par secteurs d'activité.
Accès au marché intérieur
En clair: l'Union européenne n'aura rien à dire dans tous les secteurs où la Suisse a choisi de ne pas négocier. En revanche, chaque accord donnant aux entreprises suisses un accès au marché intérieur européen sera soumis au respect conjoint du droit helvétique et communautaire. Dans le jardon diplomatique, cette procédure est nommée «reprise dynamique du droit européen». Dynamique, cela veut dire que les deux pays choisissent de faire converger leurs normes, règles et législations. Officiellement, la Suisse appliquera ces règles de manière autonomes. Et à chaque étape, si des campagnes référendaires aboutissent en Suisse, le peuple pourra être consulté.
Parlons maintenant du coeur du sujet: à savoir la création nouvelle d'un tribunal arbitral. La demande d'un tel organisme juridique, composé de façon paritaire entre juges suisses et européens, émane de l'UE. L'Union voulait un instrument unique de règlement des différents potentiels, afin de simplifier la gestion de la centaine d'accords techniques existants. Mieux: l’UE a toujours souhaité que la Suisse reprenne automatiquement l’évolution de son droit lorsqu’il est pertinent pour les accords bilatéraux. Raison logique: ces accords, destinés à faciliter les échanges et la coopération entre la Suisse et l’UE, doivent suivre la jurisprudence communautaire pour éviter de se retrouver «hors la loi», avec des normes trop différentes de celles en vigueur au sein des 27. Tel est le prix de l’accès, pour les produits helvétiques, au grand marché communautaire de 450 millions de consommateurs. La Suisse le fait d’ailleurs en général sans qu’on lui demande!
Tribunal arbitral
Le tribunal arbitral nouvellement crée pour cela sera, de facto, sous surveillance. Il devra, si son n'est pas accepté par les deux parties et s'il met en cause le droit communautaire, saisir la Cour européenne de justice basée à Luxembourg. Il est donc vrai que des magistrats non suisses pourront exprimer leur point de vue sur un litige concernant une entreprise helvétique, ou un particulier, et qu'ils pourront lui donner tort. Mais attention: cette intervention ne concerne que les domaines visés par les accords en vigueur. Et rien n'empêchera la Suisse de décider des mesures compensatoires, même si celles-ci devront être «proportionnelles» au sujet du différend. Son avis sera par ailleurs contraignant pour les seuls États membres de l'UE.
Ce tribunal arbitral revient-il à donner à des juges étrangers le droit de décider, ou non, de la politique suisse en matière d'aides aux entreprises, de barèmes salariaux ou d'immigration ? Non, mais...
La première réponse, concernant l'immigration, est un rappel: la Suisse est membre de l'espace Schengen, et elle est de facto déjà liée à ses voisins en la matière. Le fait nouveau, avec ce paquet d'accords est que la Confédération disposera d'une clause de sauvegarde activable unilatéralement en cas d'afflux massif de travailleurs étrangers. C'est le tribunal arbitral qui examinera si les mesures helvétiques sont appropriées et proportionnées. Celui-ci pourra alors demander des comptes, des précisions et formuler in fine des recommandations contraires à celles des autorités helvétiques.
Seconde réponse: Les juges étrangers n'auront pas le dernier mot. Il sera toujours possible pour la Confédération de suspendre l'un des accords, si elle le juge trop désavantageux. La dénonciation d'un accord n'entrainera pas la suspension de tous les autres.
Gare aux raccourcis
Le risque est évidemment que le raccourci soit fait, et que l'opinion publique soit ébranlée. Oui, des juges étrangers se prononceront sur des décisions qui relèvent en théorie de la seule souveraineté suisse. Et ce dans les domaines où la Confédération a jugé indispensable de conclure un accord avec l'Union européenne. Le Conseil fédéral insiste dans sa communication sur le fait que la Suisse demeurera autonome dans ses décisions. C'est vrai. L'accent est aussi mis sur la possibilité de mesures compensatoires. Elles sont en effet mentionnées.
Reste une évidence la Confédération, pays non-membre de l’UE, verra sa marge de manœuvre juridique limitée en tant que partenaire de l’Union. C’est d’ailleurs comme cela que ça se passe avec la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein au sein de l’EEE auquel les Suisses ont refusé d’adhérer lors du référendum du 6 décembre 1992.