Berne, un jour de mai sur la fameuse Bundesgasse, la rue qui mène au Palais fédéral. Un homme s'installe sur une terrasse, commande sa foccacia comme un vieil habitué du bistrot, salue de la tête les badauds et les journalistes qui le reconnaissent. Aline Trede, la jeune cheffe du groupe des Verts sous la Coupole, lui fait signe depuis son vélo, tout comme le conseiller national du Parti évangéliste Nik Gugger quelques instants plus tard.
La Berne fédérale, Roger Nordmann la connaît comme sa poche. Il est ici chez lui. Et, plus important encore, la Berne fédérale connaît très bien le Vaudois. À 49 ans, il fait partie des meubles. Conseiller national depuis quinze ans, le chef du groupe socialiste est fin tacticien, faiseur d'alliances et bâtisseur de ponts. Fait rare, c'est un Romand qui a appris le suisse-allemand — sa mère Ursula Nordmann-Zimmermann, juge au Tribunal fédéral de 1997 à 2007, est originaire de Seusach, dans la banlieue de Winterthour (ZH).
«Migros data» échu
Mais Roger Nordmann a un problème. Un gros problème: ses jours dans «sa» capitale sont peut-être comptés. Car le président du groupe socialiste depuis 2015 a été élu dans le canton de Vaud, là où les représentants du parti à la rose connaissent une limitation des mandats. Après quatre législatures dans la Chambre du peuple, son «Migros data» est échu à l'automne 2023 avec les élections fédérales.
Le bientôt quinquagénaire a toujours une astuce dans sa manche pour rebondir, et celle-ci est toute trouvée: passer dans l'autre Chambre, celle des cantons. Mais Roger Nordmann joue gros: s'il n'accède pas au Conseil des États, c'est la fin de parcours à Berne. Or, les portes du Stöckli lui sont tout sauf grand ouvertes. Avant même de songer conquérir l'un des deux strapontins vaudois, actuellement occupés par le libéral-radical Olivier Français et la Verte Adèle Thorens, il a un gros combat qualificatif à disputer. Une finale interne avant l'heure qui l'oppose à un titan.
Même enroué, on l'entend
Zurich, un jour de mai dans le «Kreis 5», ancien hub industriel devenu quartier chic, avec ses cafés tendances, ses boutiques aguicheuses et ses hôtels élégants. Pierre-Yves Maillard est enroué depuis le 1er du mois. Le conseiller national socialiste (1999-2004 et depuis 2019), devenu patron des syndicats, a pris la parole plutôt trois fois qu'une à l'occasion de la Fête du travail. Le chef de l'Union syndicale suisse (USS) n'allait pas se priver de ce qu'il adore: côtoyer sa base, être le porte-parole des délégués et manifestants. Mais il l'a payé avec ses cordes vocales.
Même enroué, on l'entend facilement, Pierre-Yves Maillard. Le poids lourd de la gauche, le syndicaliste de la première heure, capitaine du paquebot socialiste. Cela tombe bien: il traverse ce jour-là les anciennes halles de la construction navale, là où des ouvriers maniaient jadis le fer à souder et le marteau et désormais haut-lieu de culture dans la métropole zurichoise. Pierre-Yves Maillard a lutté corps et âme contre les fermetures de ces usines. Lui, le défenseur du service public, s'oppose à la doctrine néolibérale et à ses évangiles de privatisation et de dérégulation.
Des «temps difficiles» en vue
Il joue carte sur table avec ses ouailles. Les temps à venir s'annoncent difficiles, et les travailleurs sont les premiers concernés. «Une perte du pouvoir d'achat guette. Les salaires n'augmentent pas alors que les prix montent.» Pour la gauche, les sièges au Conseil des États sont aussi importants que difficiles à défendre. Raison pour laquelle Pierre-Yves Maillard veut absolument s'engager dans la bataille.
L'enjeu vaut-il de «sacrifier» Roger Nordmann, comme lui reprochent certains membres du parti? Poser ainsi la question, c'est l'assurance de provoquer une ire visible chez «PYM». Il est impossible de plaire à tout le monde, martèle le Fribourgeois d'origine, né dans la commune glânoise d'Ursy. «Soit on me reproche de ne pas y aller et de laisser tomber les gens, soit je fais acte de candidature et on me dit que j'évince quelqu'un. À chaque élection ses reproches...», souffle-t-il. Il sait qu'au sein de son parti, son nom est associé à des sobriquets comme «bulldozer» ou «machine de combat».
«Win-win», la carte Nordmann
«Ami, ennemi, ami de parti», avait dit un jour Konrad Adenauer, le premier chancelier allemand, à propos des dynamiques électorales au sein des formations politiques et leurs relations interpersonnelles fluctuantes. Où se situent actuellement Roger Nordmann et Pierre-Yves Maillard? «Nos relations sont bonnes, objectivement», répondent en chœur les deux camarades vaudois.
Il est évident que le premier nommé sent tout le poids du deuxième. Mais il ne l'évoque pas de cette manière. Il préfère une pirouette qu'il répète à l'envi: «Si je suis choisi, alors il y a deux gagnants: je peux continuer à faire de la politique au Conseil des États, et lui au Conseil national.» Selon Roger Nordmann, le duo pourrait encore apporter beaucoup au Parti socialiste, parce qu'il se complète bien. Lui marque de son empreinte les questions climatiques, d'énergie et d'environnement, tandis que «PYM» est le défenseur des salaires. Une solution «win-win», terme à la mode.
Maillard «prêt à se battre»
Pierre-Yves Maillard n'a «que» 54 ans. Il est en pleine forme. Doit-il passer son tour au profit de Roger Nordmann et attendre 2027? Laisser sa place, ce père de deux enfants connaît. Il l'avait déjà fait en 2019, lorsqu'il a renoncé au profit d'une femme, Ada Marra. Il sait pertinemment qu'il aurait eu de grandes chances d'être élu, alors que le siège socialiste aux États a été perdu.
Au soir de l'élection du duo Français — Thorens, on lui avait reproché d'avoir renoncé, assure-t-il. «Le parti a été mis en échec lors de la dernière élection. On m'a demandé si j'étais disponible cette fois, parce que la course s'annonce difficile. Je suis prêt à me battre avec sérieux, fidélité et engagement», explique Pierre-Yves Maillard.
Il y a fort à parier que le patron des syndicats ne se serait pas présenté s'il pensait que Roger Nordmann était en mesure de gagner. Mais ne comptez pas sur lui pour l'avouer. Il garde ses atouts dans sa manche et se contente de déclarer que «le parti va décider».
Pierre-Yves Maillard part néanmoins avec l'étiquette du favori. Il a été le socialiste le mieux élu lors des élections fédérales, avec 59'514 voix. C'est presque 15'000 de plus que Roger Nordmann, arrivé troisième. Et avec ses quinze ans au Conseil d'État vaudois, il a montré qu'il pouvait facilement gagner une élection au scrutin majoritaire, comme celle pour le «Stöckli».
Pas de campagne
Contrairement aux élections en question, il n'y aura cette fois pas de campagne. Les deux hommes ont convenu qu'ils se contenteraient de laisser leur destin entre les mains des camarades. Le scrutin approche: c'est le 25 juin que la base du PS Vaud choisira son poulain pour les États, à quinze mois des élections fédérales. S'il n'y aura pas d'affiches ou d'apparitions publiques officielles (logique, pour une élection interne), les 300 délégués vaudois entendront sans doute parler d'eux ces prochaines semaines.
Roger Nordmann nous abandonne pour une séance de commission au Palais fédéral, tandis que Pierre-Yves Maillard file pour un podium à Zurich en compagnie d'une autre politicienne de premier plan du PS. Contactée, celle-ci exprime avec malice un avis qui est probablement généralisé hors des frontières du plus grand canton romand: elle est heureuse de ne pas avoir à choisir entre les deux poids lourd du PS Vaud.