Genève s’embrase sur l’enseignement, autour des décisions du Département de l’instruction publique (DIP) de la libérale-radicale Anne Hiltpold (PLR). Pendant ce temps, l’ancien conseiller d’État Luc Barthassat se la coule douce en Thaïlande. Mais le nom de l’ex-ministre de l’environnement, des transports et de l’agriculture est revenu dans le débat public le 2 février dernier, au Grand Conseil, a relaté ce lundi 11 mars la «Tribune de Genève».
«Comme disait Luc Barthassat, y a-t-il vraiment besoin d’un bachelor pour torcher les fesses des enfants? Non.» C'est ainsi que s'est exprimé le député de l’Union démocratique du centre (UDC) Stéphane Florey. Ce jour-là, la majorité de droite a fait adopter le raccourcissement de la formation des enseignants du primaire, de quatre à trois ans.
Plusieurs propos tenus lors de cette séance ont déclenché la colère des enseignants. Dans un courrier, la Société pédagogique genevoise (SPG), qui représente les profs, s’est indignée et a demandé des excuses. Interrogé par le quotidien genevois, le député UDC n’a pas retiré ses propos et a jugé cette lettre «ridicule et limite diffamante».
Contacté par Blick, l’ancien ministre Luc Barthassat — qui a fondé son propre parti CIVIS — estime lui aussi que ce genre de propos ont leur place dans l’arène politique pour «lancer le débat». Au bout du fil, celui qui fut aussi conseiller national, soutient par ailleurs Anne Hltpold, qu’il qualifie «d’amie». L’ex-élu genevois n’est par ailleurs pas tendre avec les enseignants, qu’il juge «bardés de diplômes» mais loin «du terrain». Interview depuis l'île thaïlandaise de Ko Samui.
Vous êtes cité dans le débat genevois du moment sur l’enseignement: c’est le retour en grâce de l’ancien ministre Barthassat?
Ce qui compte, c’est de rester ouvert à rendre un petit peu moins rigide la loi sur l’instruction publique, qui commence à dater. Dans ces combats politiques, on oublie un peu trop les enfants, les jeunes, et leurs parents qui n’ont plus vraiment le temps de s’en occuper.
Ce n’est quand même pas aux enseignants de se substituer aux parents, non?
S’occuper des enfants, c’est le rôle des parents. Mais en même temps, il faudrait des professeurs plus accessibles. À l’époque, même si j’étais un gamin à problèmes, on avait en face de nous des profs qui avaient vraiment la vocation.
Mais c’est quoi le problème que vous dénoncez au DIP?
Le Département de l’instruction publique a du mal à recruter. Anne Hiltpold l’a bien compris. Certains font un Master ou un Bachelor en lettres. Et ils doivent encore faire des années d’études pour pouvoir enseigner au primaire. Il y a quand même quelque chose qui cloche. Le système doit être revu, et cette loi revisitée.
Se lancer des fions au visage comme vous avez pu le faire par le passé, c’est ce qui va faire avancer les choses?
Ces provocations lancent le débat. L’enseignement ne doit pas être figé dans le marbre. Il doit évoluer selon les besoins de la société. Les élèves de 2024 n’ont plus rien à voir avec ceux des années 2000. Le plan de formation n’a pas l’air d’être adapté au terrain actuel. Pour contourner cette rigidité, il faut se rapprocher du fonctionnement des autres cantons. Anne Hiltpold est prête.
Si Anne Hiltpold bosse bien, pourquoi cette polémique?
Si ce débat est lancé, c’est aussi parce qu’elle a évoqué la nécessité de revoir le fonctionnement de l’enseignement. En tant que politicienne ou même comme amie, je soutiens Anne Hiltpold. Elle m’étonne en bien, comme diraient les Vaudois. Elle tient son truc, a un esprit d’ouverture. Avec la fonction publique en général, ce n’est pas toujours évident.
Mais permettez-moi d’insister. «Torcher les fesses d’un enfant», comme l’a lancé l’UDC Stéphane Florey en vous citant, c’est un langage approprié pour un élu dans un débat sur l’école?
Non, mais ça fait partie de la provocation politique. En plus, c’est une phrase sortie de son contexte. Elle n’a rien à voir avec les enseignants du primaire. À l’époque, on parlait des normes sur la petite enfance. Alors oui, on a fait de la provoc'. On remue, après on discute, et enfin, on se met à l’œuvre. À Genève, la loi est beaucoup trop rigide. Elle n’est plus adaptée aux besoins.
Ces deux heures de plus pour les profs, vues de Thaïlande, c’est si important que ça?
Dans la fonction publique et partout ailleurs, des gens ont envie de réduire un peu leur temps de travail. Je suis tout à fait ouvert à ce genre de choses. Les enseignants ont des heures de trois quarts d’heure. Ce n’est pas non plus du surmenage. À nouveau, si vous avez vraiment la vocation, c’est à vous de transmettre le savoir.
La nouvelle génération ne le fait plus?
On voit beaucoup de jeunes maintenant qui sont de grands ados, passé 20 ans. Nous, à 15 ans, on était en apprentissage, on travaillait sur les chantiers, on était beaucoup plus adultes. Mais il y a de tout. Je vois mon gosse qui a 22 ans. Il a quitté l’école, a fait un apprentissage. En deux ou trois ans, j’avais un homme à la maison, plus un gamin.
Vous vous y connaissez en éducation…
Je me suis occupé de beaucoup de jeunes dans mon entreprise. C’étaient des gamins de la Clairière (ndlr: prison pour mineurs à Genève), en perdition, qui avaient été vraiment violents. Souvent, ils ont besoin d’un petit peu d’autorité, d’avoir quelqu’un de cool, mais de ferme à côté d’eux. Aujourd’hui, les profs ne peuvent pas avoir toutes ces capacités.
Ah bon?! Pourquoi donc?
C’est complexe, il faut avoir de la personnalité. Des gens bardés de diplômes, c’est très bien à certains niveaux. Mais il ne faut pas avoir peur de s'entourer de gens de terrain. Maintenant, il y a plein de jeunes qui sont retournés vers l’enseignement parce qu’ils y croient.
Et ces demandes des profs de ne pas travailler deux heures de plus, pour vous ça représente quoi?
J’ai toujours travaillé entre neuf et douze heures par jour. Encore aujourd’hui, j’ai des profs qui m’appellent pour témoigner dans les classes, mais je vous le dis franchement, je le fais sans en parler pour ne pas embarasser le DIP.
Quel message délivrez-vous à ces jeunes?
Je leur explique un peu mon parcours. Je suis un peu dyslexique. J’ai tout juste réussi mon apprentissage, puis j’ai fait des formations avant de devenir, quand même, conseiller d’État. Je disais aux jeunes que la porte n’est pas fermée, qu’on peut se révéler dans des secteurs divers. Ça va devenir de plus en plus difficile, parce que les jeunes, aujourd’hui, soit ils ont baissé les bras, soit ils ont toujours la bouche ouverte pour pouvoir revendiquer des choses.
Qu’est-ce qui fonctionne mieux en Thaïlande et en Asie du Sud-Est qu’à Genève?
J’ai rencontré des profs au Vietnam. L’école commence après 8h, car les jeunes travaillent souvent dans le commerce familial. Et les enfants finissent plus tôt, certains bossent dans les champs. Au Laos, j’ai discuté avec des étudiants qui avaient entre 18 et 24 ans.
Je vous sens impressionné…
J’ai vu en eux une soif d’apprendre, une conscience de leur chance d’être à l’école, malgré un enseignement peut-être beaucoup plus précaire. Ils travaillent douze heures par jour minimum. Au bord de la mer au Cambodge, tous les soirs, vous avez les gamins avec une lampe électrique qui font leurs devoirs sur les murs de la jetée. Parfois, ils laissent leur cahier, vont jeter les poubelles et reviennent avec des bananes pour faire les chips dans le commerce familial.
Pourquoi cette scène anodine vous touche autant?
Parce que les gens vivent beaucoup plus dans la vie de tous les jours. Encore avant-hier soir, en buvant un verre dans un bar, j’ai discuté avec une jeune femme. Elle m’a dit s’être sacrifiée pour sa famille, en pratiquant la prostitution. Elle payait ainsi les études de ses deux petites sœurs, en priant pour qu’elles n’aient jamais à faire comme elle.
Vous n’allez pas me dire que c’est un modèle à reproduire chez nous, quand même?
Non, évidemment. C’est terrible d’entendre des choses pareilles, pour une gamine de 28 ans. Devant des gens comme ça, vous ne pouvez pas leur faire la leçon. C’est à nous d’en tirer des enseignements. On ne peut pas comparer les situations.
L’ancien ministre genevois que vous êtes n’estime quand même pas que tout est mieux en Thaïlande?
En Thaïlande, par rapport à la Suisse, vous ouvrez votre commerce en une semaine. Mais on ne peut pas tout comparer. Il n’y a pas de jeune ou de vieux ici, tout le monde vit et travaille ensemble. Il y a du partage, du respect et de la tolérance les uns envers les autres. Mais si vous critiquez le roi, ou la politique, c’est non tout de suite. Ils nous font bien comprendre qu’on est tolérés, qu’ils sont intéressés par nous, mais qu’en même temps, on n’est pas là pour leur faire la leçon. C’est à nous d'apprendre quand on voyage. Mon tour du monde dans les années 1980, c’était mon université.
Revenons au bout du Léman. C’est quoi votre Genferei préférée du moment?
Les affaires qui m’ont choqué, ce sont l’affaire des écoutes et l’histoire de la surfacturation des SIG. À Genève, chacun vit dans son petit silo. S’ouvrir à l’autre, c’est avoir des emmerdements. Mais quand quelque chose ne fonctionne pas, il faut trouver des solutions. Même à l’interne.
Comment procédiez-vous quand vous étiez en fonction?
Au lieu des chefs de service, je faisais venir les sous-chefs de service. Le fait de vouloir changer les choses m’a peut-être coûté ma place. Peut-être que j’ai gratté un peu trop vite et à trop d’endroits à la fois. Il y a cette peur de ceux qui pourraient faire changer les choses. Pour revenir à la question de l’enseignement, prenons exemple sur les cantons voisins, ça fonctionne. Ces deux heures de plus permettront de régler certains problèmes. Aujourd’hui, on a de la peine à trouver des profs. Ceux qui sont en place devront travailler un petit peu plus et se réorganiser pour retrouver une sérénité à tous les niveaux.
À vous entendre, on pourrait se dire que votre casquette de conseiller d’État vous manque un peu. Je me trompe?
Ça ne me manque pas. J’adorais ce boulot, c’était même le boulot le plus facile que j’ai eu à faire. J’étais quelqu’un qui prenait facilement des décisions. Peut-être pas toujours les bonnes. En attendant, ce qu’on attend d’un conseiller d’État, c’est qu’il en prenne.
La politique et vous, c’est principalement derrière?
Il n’y a pas besoin d’être élu pour faire de la politique. Je ne veux pas m’accrocher au Conseil d’État. Aujourd’hui, il y a des jeunes qui sont là et qui ont envie d’être là. Ils ont des choses à dire. C’est la concertation et le rassemblement qui vont améliorer les choses. Je disais toujours que si on se met tous autour de la table, ça prend du temps mais on finit par trouver des solutions. Vous avez intérêt à trouver des consensus, sinon c’est la chienlit. Le système suisse est basé là-dessus.
Vous comptez vous établir définitivement en Asie?
Je rentre le 5 mai parce qu’il va falloir que je remette un peu de sous dans la caisse. J’ai un tas de projets à lancer avec mon parti CIVIS, dont un dossier qui va faire un petit peu bouger les choses. Ça va être quelque chose, ça va faire évoluer les mentalités dans les milieux économiques! Mais je n'en dis pas plus pour le moment.