Alors que la nouvelle vague de Covid frappe de plein fouet le pays, la situation hospitalière en Suisse se tend jour après jour. Le pays connaît une augmentation hebdomadaire des nouvelles infections de 50%, des hospitalisations de 40% et de l’occupation des unités de soins intensifs de 20%. Nombre d’entre elles sont surchargées. Genève est en mode crise. À Berne, le «Code rouge» a été décrété et dans l’entièreté du canton de Zurich, il n’y a plus de place libre aux soins intensifs. De nombreuses interventions dites électives ont été reportées.
Un patient cancéreux a dû être refusé
La menace du triage dans les unités de soins intensifs laissait pointer le bout de son nez depuis un moment. En novembre, la présidente de la Task force Covid Tanja Stadler avait déjà mis en garde contre une telle situation extrême. C’est désormais chose faite. La clinique Hirslanden d’Aarau en est l'exemple.
«Nous avons procédé au triage de patients», confirme Christian Frey, directeur adjoint de l’unité de soins intensifs de la clinique en question. Celui-ci concerne principalement des patients atteints de maladies concomitantes. «Une personne souffrante d’un cancer n’a pas pu être admise aux soins intensifs. Avec son accord, il a été ventilé de manière non invasive dans le service normal», explique le médecin, qui met en garde contre l’augmentation du nombre de cas Covid. «Le triage va augmenter en parallèle de l’augmentation des cas», prédit-il.
«La moitié de nos lits de soins intensifs sont occupés par des patients atteints du Covid. Ils ne sont pas tous vaccinés. Cela pose problème, car nous devons mettre d’autres patients de côté à cause d’eux. Les patients Covid restent en moyenne un mois aux soins intensifs», témoigne-t-il.
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Pour ceux avec les plus grandes chances de survie
Le triage, qu’est-ce que c’est? Lorsque les ressources en personnel médical ne suffisent plus pour assurer le suivi de tous les patients, les médecins doivent faire le choix de qui traiter en premier. Cela arrive notamment en cas de guerre ou de catastrophe, lorsqu’un nombre massif de blessés doit être traité dans un laps de temps très court.
En Suisse, les médecins peuvent se référer aux directives de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) et de la Société suisse de médecine intensive (SSMI). Celles-ci stipulent que si toutes les ressources en personnel sont épuisées, les patients qui doivent bénéficier d’un traitement intensif ont la priorité lors de l’accès aux soins.
Pas de différence entre vaccinés et non-vaccinés
«Lors d’une situation de triage extrême, ce sont les patients dont les chances de survie sont les plus grandes qui sont pris en charge par les soins intensifs», explique Miodrag Filipovic, responsable de médecine intensive à l’hôpital cantonal de Saint-Gall et membre du comité de la SSMI. Le triage concerne les personnes vaccinées comme non-vaccinées: le statut vaccinal ne devrait pas jouer de rôle dans la décision de triage, explique Felix Uhlmann, spécialiste du droit public à l’université de Zurich. «Ce serait discriminatoire. Seules les chances de survie à court terme du patient sont déterminantes.»
Les patients triés ou leurs proches pourraient-ils porter plainte contre les médecins? «Ce n’est pas exclu en cas de décisions de triage erronées, précise Felix Uhlmann, mais cela semble difficile dans la pratique. Des pronostics complexes doivent être faits sous une forte pression. Seules des décisions clairement erronées déclenchent une responsabilité civile ou pénale.»
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Les personnes refusées soignées par le personnel infirmier
Le triage est une charge massive pour toutes les personnes concernées, y compris pour les infirmiers. «Le personnel soignant doit s’occuper des patients non-acceptés et de leurs proches», explique Yvonne Ribi, directrice de l’Association suisse des infirmières. Une charge d’autant plus dure que le personnel des soins intensifs, sous grande pression, a été réduit en moyenne de 15% depuis le début de la pandémie. De nombreuses démissions et autres arrêts maladie sont en cause.
«Ce manque de personnel est la raison pour laquelle la situation est si délicate», explique-t-elle. Certes, lors de la dernière grande vague de Covid, il y a un an, les hospitalisations étaient nettement plus nombreuses. «En raison du manque de personnel qualifié, il y a moins de places en soins intensifs cette année.»
De fait, la Suisse disposait à l’automne 2020 de 1100 lits de soins intensifs contre 860 aujourd’hui. Le taux d’occupation est désormais plus élevé que lors de la deuxième vague.
Des accidents de ski à prévoir
Celui-ci devrait encore augmenter, d’ailleurs non seulement dans les centres urbains, mais aussi dans les destinations de sports d’hiver où la saison vient de commencer. «Pendant une saison d’hiver normale, les places de soins intensifs sont occupées en moyenne à 80 ou 100% à cause des accidents de ski», explique Thomas Fehr, médecin-chef de médecine interne et directeur médical de l’hôpital cantonal des Grisons à Coire.
A cela s’ajoutent donc les patients Covid qui, rien qu’en novembre, occupaient en moyenne 40 à 60% des places de soins intensifs de l’hôpital de Coire. «Il est donc clair que les jours de pointe, le danger est élevé d’avoir une situation de suroccupation», souligne Thomas Fehr.
Des mesures critiquées
Pour Olivia Keiser, épidémiologiste à l’université de Genève, il est clair que «les mesures actuelles ne suffisent pas». Selon elle, la situation dans les hôpitaux devrait être la préoccupation numéro un des autorités. «Il faut mettre l’accent sur les tests de masse, les masques FFP2, l’interdiction des grandes manifestations et les fermetures temporaires». Olivia Keiser plaide en outre pour la troisième dose à grande échelle, y compris pour les enfants. Selon elle, l’exemple de l’Autriche montre qu’une introduction à grande échelle de la 2G aurait un fort impact.
«Trop tard et trop peu», critique également le conseiller national (PS/ZH) et médecin Angelo Barrile à propos des mesures actuelles. Le fait qu'on doive recourir au triage en Suisse le consterne. Survivant d’un cancer, Angelo Barrile ne peut pas développer de protection immunitaire malgré la vaccination et le booster. «Il pourrait donc parfaitement m’arriver de ne pas obtenir de place en soins intensifs en cas d’urgence.»
Selon lui, les politiciens doivent se réveiller. «Les allers-retours entre la Confédération et les cantons ont des conséquences. Manifestement, toutes les personnes concernées n’ont pas encore compris qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort», tonne-t-il. «Des mesures plus strictes doivent être prises.»
(Adaptation par Alexandre Cudré)