Ils énervent autant qu’ils fascinent. Mais au fond, qui sont ces gens qui ne font pas confiance au vaccin? Sont-ils tous complotistes ou alors simplement inconscients? Quant aux vaccinés, sont-ils forcément du côté du bien? Pour ouvrir le débat, Blick est allé à la rencontre de Johan Rochel, un éthicien qui s’est penché sur toutes ces questions et bien plus encore.
Dites-nous qui vous êtes et ce que vous faites?
Johan Rochel: Vous commencez par la question la plus compliquée (rires). Je fais plusieurs choses. Je travaille avec le groupe ethix, le laboratoire de l’innovation. Pendant cette crise, nous avons énormément planché sur les questions de politiques sanitaires, les applications de traçage ou notre rapport à la vaccination. Sinon, à côté, j’ai aussi une casquette académique. Je fais de la recherche à École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) et à l’Université de Zurich sur l’éthique des nouvelles technologies.
Dans le fond, c’est quoi, un éthicien?
Être éthicien ou philosophe, c’est travailler de manière systématique et professionnelle sur le concept de la «bonne décision», de «bien agir», soit la question principale de l’éthique. Pour ce faire, on réfléchit à des valeurs, des principes, des convictions, qu’on essaie de définir. Finalement, on tente de mettre un peu de structures dans les doutes que nous avons tous. Avec ethix, nous travaillons sur les questions d’éthique de l’innovation.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce sujet particulier?
Les technologies arrivent vite et bouleversent nos habitudes. Cela pose donc des questions éthiques, puisque des situations nouvelles émergent. Les questions liées aux nouvelles technologies sont extrêmement intéressantes pour nous en tant qu’individus mais aussi pour la société.
Vous pouvez nous donner des exemples?
Prenez les technologies numériques. Nos vies sont de plus en plus numérisées – au travail, avec nos amis et nos familles, même nos relations intimes n’échappent plus à des applications qui documentent nos activités et nous aident dans nos choix. Ces innovations vont continuer à bouleverser la manière dont nous nous déplaçons, dont nous nous soignons ou comment nous travaillons. La pandémie l’a très bien montré.
La crise a donc aussi apporté son lot de bouleversements au même titre que les nouvelles technologies?
Oui. Les concepts comme les valeurs, les principes ou les convictions s’appliquent à plein de champs différents: aux nouvelles technologies, mais également à toute situation dans laquelle une nouveauté apparaît. La normalité n’existe alors plus vraiment et des questions éthiques du type «comment bien se comporter?» deviennent centrales.
Quel rôle un éthicien peut-il jouer dans une pandémie?
Les éthiciens n’ont évidemment pas de solution toute faite. En revanche, ils apportent de la structure et de la cohérence. Les éthiciens sont en quelque sorte des sparring-partners qui ont pour mission de mettre au défi les opinions des uns et des autres. Le dialogue est une condition à cet échange.
Quelles ont été vos observations durant ces deux ans de pandémie?
De façon générale, il y a eu une remise en question totale de la normalité. Pour moi qui ai deux enfants, aller rendre visite aux grands-parents était devenu une vraie question éthique. Des habitudes simples ont laissé place à des débats parfois complexes. Nous avons tous vécu cela dans nos sphères familiales, personnelles ou encore professionnelles. Ces questions de valeurs se sont immiscées partout et je pense que c’est aussi pour cette raison que cette crise fatigue beaucoup les gens.
Et tous ces chamboulements se sont produits très vite…
Extrêmement vite! Durant cette crise, de nombreux tabous sont tombés. Si, il y a deux ans, on avait parlé de pass sanitaire, de traçage des contacts, de confinement, tout cela nous aurait semblé complètement fou, alors que c’est désormais tout à fait normal pour la majorité d’entre nous.
Ces changements rapides vous font-ils peur?
Ce qui est surtout inquiétant, ce sont les réactions provoquées par ces changements d’habitude. La question vaccinale est un bon exemple: les conditions du dialogue sont devenues très compliquées. Donner la parole aux non-vaccinés pour maintenir le dialogue devient un défi. Mais c’est le dernier exemple d’une longue série. Rappelez-vous durant la première vague quand tout le monde était invité à rester chez soi, on a eu affaire à des dénonciations, de la délation. Nous sommes dans une phase de renégociations permanentes de notre quotidien. Avec les bons et les mauvais côtés.
L’humain s’est-il parfois montré à la hauteur ou avons-nous tous merdé?
(Rires) Autant la normalité a été remise en question de manière drastique, autant on a parfois su réinventer une manière de vivre ensemble. On a été solidaires, bienveillants. Les plus jeunes ont fait les courses pour les plus âgés qui ne pouvaient pas sortir, etc... C’était beau et ça a été rendu possible grâce à la crise. Et politiquement, on ne s’est pas effondrés, on a tenu.
C’est-à-dire?
On a pu voir que le système politique suisse est une formidable machine à intégrer les intérêts des uns et des autres. On est forcés de mettre des mesures en consultation auprès des cantons et des partenaires sociaux avant d’agir. Certes, ça donne parfois une impression de fouillis, mais c’est relativement solide. De son côté, le Conseil fédéral a toujours fait l’effort de communiquer et d’expliquer les choses aux citoyens sans utiliser la force. En France par exemple, ça ne se passerait pas comme ça.
En parlant de la France, que pensez-vous de la manière dont Macron s’est exprimé concernant les non-vaccinés?
Malheureusement, cela nourrit une certaine méfiance vis-à-vis de l’Etat. Ça casse un lien de confiance entre le gouvernement et les citoyens. Surtout, un président doit considérer tout le monde de façon égale et n’a pas à s’exprimer ainsi. Au fond, on peut très bien dire la même chose sans prononcer le mot «emmerder». Je pense qu’Alain Berset l’a signifié plusieurs fois. Il n’a jamais dit «emmerder» mais plutôt qu’il voulait fortement encourager les gens à se faire vacciner. Ce qui, dans les faits, est pareil. Disons qu’il y a la carotte et le bâton et «emmerder les vaccinés», c’est un bâton qui laisse des traces. Dans une crise, il faut apaiser les citoyens et ne pas mettre de l’huile sur le feu.
Comment jugez-vous le dialogue entre les vaccinés et non vaccinés?
Je trouve qu’on est dans une phase étrange. Pendant les votations, c’était très tendu et là, depuis la vague Omicron, les choses semblent s’être tassées. J’ai l’impression qu’on est à nouveau un peu plus égaux face à la vague actuelle. On commence à comprendre qu’on va tous plus ou moins l’attraper et le défi sanitaire, c’est de faire en sorte de ne pas l’avoir tous en même temps et d’espérer peu de formes graves. Il y a une forme d’égalisation face à la maladie. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’il y a environ 30% de la population qui ne peut plus aller au restaurant ou au théâtre. Et ça, il faut que ça s’arrête le plus vite possible. En attendant, il faut maintenir le dialogue.
Ça paraît plutôt compliqué, surtout si on est face à des complotistes, non?
Justement, il ne faut pas laisser le débat être pollué par une toute petite minorité qui ne se trouve certainement même pas en Suisse et qui utilise cette crise à des fins politiques pour chambouler les fondements de la démocratie de manière ciblée et explicite.
D’après vous, les vaccinés devraient se montrer plus empathiques envers les non-vaccinés?
Beaucoup de gens mélangent cette mini minorité ultra agressive avec les 30% qui, pour des raisons personnelles, ont décidé de ne pas se faire vacciner. Je pense qu’il faut éviter de mettre tout le monde dans le même sac ou réduire les non-vaccinés à des gens stupides. Ils sont parfois très bien informés, mais ils n’ont simplement pas le même avis. Je pense qu’il est important qu’on prenne conscience que l’on vit dans une société plurielle et qu’on n’a pas tous les mêmes opinions sur plein de questions.
Certes, mais partir du principe que tout n’est qu’une question d’avis est un peu dangereux, non?
C’est bien là que se cache le point sensible. Avoir des opinions diverses ne veut pas dire que tout se vaut. Il y a tout de même un constat scientifique qui prouve que se vacciner, c’est mieux pour soi et pour les autres. Après, c’est une question de valeurs: les faits sont là mais on peut prendre une autre décision qui diverge de la majorité.
Justement, prendre une décision à contre-courant et refuser de protéger les autres en ne se faisant pas vacciner, n’est-ce pas foncièrement contraire au «bien agir» qui vous est cher?
Oui. Je pense qu’il y a un devoir moral de se faire vacciner. Ce dernier entre dans un devoir moral plus général qui est de ne pas mettre les autres en danger. Si je peux faire quelque chose qui ne met pas ma vie en péril et qui protège les autres, je pense que j’ai un devoir de le faire. C’est un argument de solidarité très présent chez les pros vaccin. Si on refuse de se faire vacciner, c’est qu’on a une bonne raison de ne pas le faire – c’est le cas des gens qui ont des soucis de santé et on le comprend tout à fait. Pour les autres, il y a une position cohérente qui serait de dire: «Moi je ne veux pas me faire vacciner, mais je prends très au sérieux l’idée de ne pas mettre les autres en danger». Dans ce cas, il faudrait accepter de réduire drastiquement ses contacts sociaux, vivre en ermite d’une certaine façon. Là, je trouve que l’argument tient.
Mais qui a vraiment fait ça?
C’est la bonne question, car ce choix est très exigeant.
Refuser le vaccin et continuer de vivre comme avant n’est donc pas logique?
Je dirais plutôt que ça n’est pas cohérent avec l’idée de solidarité. C’est pour cette raison qu’il est intéressant de donner la parole à ces personnes pour qu’elles aient l’occasion de s’expliquer.
Est-on en train de diviser la société?
Dans les faits, elle est divisée, oui. Je ne pense pas qu’on puisse dire que tout est normal ou que tout va bien. Il y a quand même une partie de la population qui n’a pas accès à certaines prestations longtemps considérées comme absolument normales, par exemple un café. Nous étions moins divisés lorsqu’on avait encore ce système de tests qui donnaient accès à un certificat. Maintenant, on est vraiment dans un débat sur la vaccination et rien d’autre.
Où se situerait la limite de l’acceptable?
On pourrait atteindre une limite dès lors que les non-vaccinés se verraient dans l’impossibilité de vivre normalement. Mais qu’est-ce qu’une vie normale, exactement? Est-ce possible de mener une vie normale sans aller au restaurant? On va être honnête: oui. Pareil pour le cinéma, le théâtre ou la piscine. Certes, c’est une vie appauvrie, mais elle est encore à peu près normale. Alors, où est-ce que cela s’arrête? La discussion sur l’accès aux universités en septembre était très intéressante. N’entre-t-on pas dans une zone rouge lorsqu’on n’a pas accès à l’éducation sans certificat? Idem pour les transports, idée qui avait d’ailleurs été évoquée par le canton des Grisons et qui est en partie réalité en Italie, par exemple.
Comment faire pour éviter la zone rouge, alors?
Il faudrait définir ce qu’est une vie «normale» et ce qui devrait rester accessible à tous dans tous les scénarios. Il s’agit là d’une discussion politique qu’il faudrait avoir en tant que société. Dans le cadre de cette pandémie, mais également pour tous les événements à venir.
Certains non-vaccinés se disent déjà lourdement discriminés, à l’image des juifs pendant l’holocauste. Que doit-on penser de ces comparaisons violentes?
La comparaison ne tient pas la route. Les non-vaccinés ne sont pas discriminés pour leur identité, pour leur religion ou pour leur appartenance à un groupe. Ils sont traités différemment à la suite d’une décision qu’ils ont prise. Il y a là une base objective qui est de dire que ces personnes peuvent représenter un plus grand danger sanitaire pour les autres. Cela n’est pas arbitraire. Et bien sûr, il n’y a aucune volonté d’éradiquer les non-vaccinés.
Quelles seraient les conséquences à long terme d’une potentielle division sociale?
A long terme, je vois ça comme un poison puisque la distance s’installerait petit à petit. Il ne faut pas sous-estimer l’aspect symbolique lorsqu’on se dit: «toi tu as accès à certains trucs et pas moi». On ronge l’idée d’égalité qui est à la base de la vie en société. Au fond, le restaurant n’est pas hyper important. Mais c’est le fait d’avoir les mêmes droits qui est central dans ce débat.
Comment éviter d’en arriver là?
Il faut lever ces mesures le plus vite possible. Le seul critère qui justifie les règles en place, c’est la pression sur le système hospitalier. Le nombre de cas en lui-même n’a pas de valeur directe. Le rôle du leadership politique – à l’inverse de ce qu’à fait Macron – c’est d’être au-dessus de cette mêlée et de communiquer clairement qu’on va s’en sortir tous ensemble. Le président Cassis a tenté de le faire dans son allocution de début d’année.
Même si on réussit à sortir de cette pandémie, n’aura-t-elle pas eu raison de l’humanité?
On peut avancer ensemble à nouveau. C’est pour cela qu’il ne faut pas trop casser de vaisselle. Vous comprenez l’image. On ne va pas pouvoir faire chambre séparée très longtemps. On continuera à vivre ensemble, que ce soit au sein du cercle familial ou professionnel. On doit donc être extrêmement prudents avec la manière dont on se parle maintenant afin de préparer la sortie de crise. Car le divorce n’est pas possible (rires).
Février 2015: Thèse de doctorat sur le régime de migration européen
2014 et 2016: Naissance de ses deux enfants.
2017 à 2018: Séjour de recherche à l’université de Tokyo et à l’Institut Suisse de Rome
2018: Création de Ethix - Le laboratoire d'éthique et de l'innovation
Novembre 2018: Élection à la constituante valaisanne
Février 2015: Thèse de doctorat sur le régime de migration européen
2014 et 2016: Naissance de ses deux enfants.
2017 à 2018: Séjour de recherche à l’université de Tokyo et à l’Institut Suisse de Rome
2018: Création de Ethix - Le laboratoire d'éthique et de l'innovation
Novembre 2018: Élection à la constituante valaisanne