La condition des sans-abris de Suisse romande fait régulièrement la une. La mendicité aussi. Au fil des ans, toujours cette même impression: les places d'hébergements d'urgence augmentent, mais le nombre de SDF ne diminue pas. En février, Blick est d'ailleurs allé à la rencontre de celles et ceux qui mendient leur vie à Lausanne.
Pourquoi la très riche Suisse ne suit-elle pas l'exemple de la Finlande, pays ambitieux qui a trouvé une solution pour sortir définitivement 2500 personnes de la rue en douze ans? Et au fait, qu'est-ce que le «housing first», politique mise en place par le pays scandinave? Et que penser de l'expérience canadienne — concluante — consistant à distribuer des liasses de billets aux personnes vivant dans la rue?
À lire aussi
Jean-Pierre Tabin vient de publier la troisième édition du livre «Lutter contre les pauvres», coécrit avec René Knüsel, sociologue. Pour Blick, l'expérimenté professeur honoraire de la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne (HETSL) répond à ces profondes et parfois complexes questions. À commencer par celle qui suit...
Jean-Pierre Tabin, comment est-ce possible qu'il y a encore des sans-abris aujourd'hui, en 2024?
D'une part, s'il était inscrit dans la Constitution fédérale que toute personne vivant en Suisse a droit à un logement et que l'État devait mettre en place des mesures pour rendre ce droit effectif, ça changerait la donne. De l'autre, c'est évidemment lié aux inégalités économiques croissantes qui font qu’un nombre plus important de personnes se retrouvent à la rue. Il y a également les conséquences des rapports Nord-Sud.
La migration forcée...
Toute une série de personnes migrent parce qu'elles sont dans des situations épouvantables économiquement, politiquement ou parce qu'elles craignent pour leur vie. Et puis, elles arrivent en Suisse et n’y sont pas très bien accueillies.
Et donc?
Certaines se retrouvent sans argent, sans travail, sans logement. C'est un cercle vicieux. Sans logement, pas de travail sinon précaire. Sans travail stable, pas de logement ni de possibilité de se reposer et de ranger ses affaires, etc.
Y a-t-il des solutions qui sont connues, mais pas mises en place?
En Suisse, des politiques sont mises en place par certains cantons et dans quelques villes. Ce sont surtout des politiques d'hébergement d'urgence, dans des sleep-in ou des abris PC. Pour les logements sociaux plus dignes, c’est la logique de l'escalier.
Vous nous l'expliquez, cette logique de l'escalier?
La personne doit répondre à des critères, par exemple avoir des papiers en règle, ne pas consommer de substance, etc. Et pour l’accès à un logement subventionné, si la commune en offre, il faut généralement avoir vécu plusieurs années dans une commune. Mais ces logements sont trop rares.
Que pourrait-on faire différemment?
Mettre en place des politiques de «logement d'abord» ou de «housing first». Le principe est simple: on crée des logements convenables et on les remet aux personnes sans-abri. D'abord, on loge la personne, ce qui donne une stabilité et permet par exemple de scolariser ses enfants et de travailler.
Pour quels résultats?
En Finlande, pays qui a développé une politique de «housing first» depuis 2007, il y a eu une nette diminution du sans-abrisme. Selon l’observatoire du sans-abrisme en Finlande, il y n’avait plus que 1000 personnes à la rue en 2020, alors qu'elles étaient 3500 en 2008. Avoir un domicile, pouvoir se poser, permet de vivre une vie digne, de chercher de l’emploi et d’avoir un chez-soi après le travail, de refaire famille. La politique de «housing first» en Finlande comprend également des mesures de suivi permettant de chercher avec les personnes concernées des solutions aux problèmes rencontrés.
En Suisse, ça n'existe pas?
Il existe par exemple depuis 2020 un tel programme à Bâle: une quinzaine d’appartements gérés par l’Armée du Salut. À Lausanne, la Fondation du Levant a également un dispositif de ce type depuis 2018 pour une quinzaine de personnes avec des addictions. Les mesures sont modestes: le budget global pour répondre aux problèmes du sans-abrisme n’est pas celui de l'armée suisse... Le sans-abrisme n'est pas un problème considéré comme prioritaire, peut-être parce qu’il n’est pas très porteur politiquement.
En clair, il n'y a pas beaucoup de volonté politique à régler ce problème. Et dans les faits, les gens qui ont un bon permis de séjour, un bon statut, ou qui sont Suisses sont logés à meilleure enseigne. Les autres sont souvent à la rue, entassés dans des appartements insalubres ou dans les abris PC.
Dans les villes, l’accès aux appartements subventionnés est lié au statut de séjour et à la durée de résidence. Certaines communes ont mis des critères de priorisation pour l’accès aux trop rares lits d’urgence: d’abord les autochtones, ensuite les personnes qui ont un emploi, etc. La mise à l’agenda d’une politique universelle du logement n’est pas acquise en Suisse. Le droit à un logement convenable est pourtant considéré comme un droit humain fondamental par les Nations unies (ONU).
Sur le même sujet
À Vancouver, au Canada, une expérience a été menée: 50 sans-abris ont reçu 7500 dollars canadiens. Les résultats après 12 et 18 mois sont bluffants. Les récipiendaires ont pu réintégrer dans le monde du travail, sortir de la rue et leur consommation d'alcool et de drogue a diminué.
Je ne connais pas cette étude, mais je connais bien la situation dans un autre État canadien, le Québec. Les profils sociaux des personnes sans-abri sont différents, les peuples autochtones étant particulièrement touchées. Ceci dit, les aides destinées aux personnes, nommées «itinérantes» au Québec, se développent. L'accompagnement aussi. Et les solutions ont été mises en place en collaboration avec les personnes sans-abri, qui sont les mieux placées pour savoir ce dont elles ont besoin.
Devrait-on tenter le coup en Suisse?
Je ne pense pas qu’il y ait une solution unique au sans-abrisme. Les femmes sont par exemple largement minoritaires dans les abris d’urgence, ce qui ne veut pas dire qu’elles logent dans des conditions convenables, notamment celles qui sont employées dans l’économie domestique. Mais il y a un côté un peu... Comment dire? Capitaliste dans cette manière de procéder.
Capitaliste? C'est-à-dire?
On vous donne une somme, puis on voit si vous arrivez à la gérer. Un revenu universel mensuel me semble plus intéressant, comme celui que l'Afrique du Sud a mis en place dès avril 2020, durant la pandémie. Les citoyennes et citoyens sud-africains et certaines catégories de migrants reçoivent une carte qui leur permet de retirer un petit montant chaque mois. Mais c’est hélas un montant trop modeste.
Si on distribuait gratuitement des logements en Suisse, ne risquerait-on pas de créer un appel d'air?
Les personnes se déplacent pour différentes raisons, surtout liées à l’emploi ou à la présence de proches. Le discours sur l'appel d'air relève de la rhétorique réactionnaire classique. Il n'a aucune réalité.
Vraiment aucune?
Le sociologue étasunien Albert Hirschman l'a démontré il y a plus de trente ans déjà. Avec des collègues, j'avais d'ailleurs mené une étude sur le tourisme social en Suisse romande, il y a une vingtaine d'années. Nous avions pu démontrer que cette crainte est sans fondement. La rhétorique de l'appel d’air est utilisée pour ne pas offrir des prestations en suffisance.
Si on mettait en place une politique de «logement universel» en Suisse, à quel point arriverait-on à réduire le sans-abrisme?
Pour répondre à cette question, il faudrait qu’il existe des relevés réguliers des situations de sans-abrisme et de mal logement. L’Office fédéral de la statistique (OFS) ne les fait pas.
Y a-t-il eu des études menées récemment en Suisse?
Oui. L'Université de Genève a dénombré 730 personnes sans-abri dans cette ville en mars 2021. Une enquête nationale a été publiée par la Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse, qui estime en décembre 2020 leur nombre entre 918 et 2740. D'une étude à l'autre, les chiffres divergent. Ce qui est certain, c’est que le stock d’hébergements est insuffisant.
N'y aura-t-il pas de toute manière un certain nombre de personnes qu'on n'arrivera jamais à sortir de la rue, qui ne sont plus capables de vivre dans un monde avec des règles et des impératifs?
La vie à la rue n’est pas un monde sans règles ni impératifs, loin de là! Il faut de multiples compétences pour vivre de cette manière. En outre, plusieurs villes considèrent comme une infraction le fait de dormir dehors.
Alors que devrait-on leur proposer?
Les solutions proposées devraient être diverses, comme le sont les situations d’exclusion liées au logement, et construites avec les personnes concernées. Les maraudes, soit les tournées de collectifs qui vont rencontrer les personnes sans abri, telles qu’elles existent par exemple à Lausanne ou Genève, peuvent aider ces personnes qui dorment dehors.
Ne faudrait-il pas surtout agir en amont?
Les politiques du sans-abrisme ne résoudront pas les inégalités sociales, de classe, de sexe ou de race qui se perpétuent en Suisse. Mais considérer le logement convenable comme un droit fondamental est un moyen de les diminuer.
Vous le soulignez: des solutions efficaces existent pour lutter contre le sans-abrisme. Mais elles ne sont pas vraiment appliquées en Suisse...
En Suisse, l'hétérogénéité des politiques du sans-abrisme est due au fédéralisme. Les cantons et les communes en ont la charge. Il y a aussi des mouvements associatifs ou militants, qui font du «housing first» dans des bâtiments voués à disparaître en négociant des contrats de confiance avec des propriétaires, comme les collectifs Jean Dutoit ou Dynamic Wisdom à Lausanne. Si des villes comme Genève ou Lausanne ont développé des politiques, hélas insuffisantes par rapport aux besoins, ailleurs, comme à Neuchâtel ou à Berne, une forme de pensée en silo fait que les autorités ne considèrent pas la question comme les concernant.
Les cantons et les communes n'ont pas les moyens de mener une politique ambitieuse en la matière?
Le problème devrait être empoigné au niveau fédéral. Le logement devrait être considéré comme un droit, pas comme une marchandise. Les politiques locales actuelles et les initiatives de collectifs, par exemple celles qui ont été soutenues par la Chaîne du bonheur, ne peuvent pas suffire.
Que pensez-vous des lois qui visent à encadrer la mendicité — vu qu'on n'a pas le droit de l'interdire purement et simplement?
S'attaquer à la mendicité ou au «camping sauvage», c'est vouloir interdire la pauvreté. Ce qui ne résout évidemment pas la pauvreté. Par ailleurs, on relève toujours que la mendicité est super agaçante pour les passants, sans relever que beaucoup d'autres, qui trouvent que c'est la pauvreté qui est choquante, aident les personnes qui mendient.