Brel l'aurait peut-être invité à boire ses trois derniers sous: «Non Jef, t'es pas tout seul». Mais ce Jef-là est bien seul et déjà saoul. Un sac de couchage et quelques affaires l'entourent: ses remparts face à l'assaut de l'obscurité. Un abribus des Eaux-Vives, à Genève, lui offre un toit.
«Salut Jef, tu veux du thé? T'as besoin de quelque chose?» Non, il n'a jamais besoin de rien. Bruna et Bruno le connaissent. Cette fois, ce sans-abri originaire d'Afrique subsaharienne ne les envoie pas bouler. Il leur mâche même deux mots et un sourire: «On n'est pas des enfants, on est bien.» Il est 22h passées.
«C'est déjà énorme d'avoir pu établir le contact, célèbre Bruno, à nouveau à bord de la camionnette. C'était bien de repartir assez vite, pour ne pas le brusquer et le perdre. Peut-être qu'un jour, on arrivera à lui proposer une place dans un hébergement d'urgence...» Peut-être.
Au bord des rivières de diamants
Bruna et Bruno bossent pour la Ville. Elle est logisticienne, il est éducateur. Ce 24 janvier, c'est le binôme désigné pour faire la tournée nocturne. Objectif: prendre soin de celles et ceux qui décident de dormir dehors plutôt qu'à l'abri PC de Richemont. Entre autres dans le coffre: un thermos de thé, six repas chauds, des biscuits — «il y en a qui ne mangent pas de salé», des couvertures de survie.
Dans les mains de Bruna, le volant. Dans celles de Bruno, une feuille — volante. Sept étapes griffonnées dessus. Avant le départ, le duo s'était assis derrière l'ordi pour lire le rapport de la veille. «On essaie d'aller où les collègues ne sont pas allés. Et des fois, ils nous signalent des endroits où ils ont vu des trucs, ce qui pourrait indiquer une présence. On n'est pas au courant de toutes les cachettes et tous les squats, on procède à tâtons.»
Magasins de luxe, rue du Rhône. Au bord des rivières de diamants, un jeune barbu était parti à la pêche à l'électricité. Devant l'entrée de la boutique Piaget, une belle prise. Cet Hispanique y fait charger son téléphone, assis par terre, mais il a un chez-lui. Promis. Le thé chaud, il n'aime pas ça, il aurait préféré du café.
«Elle s'invente une maladie»
La Renault redémarre — cale parfois. «Tu l'avais jamais vu non plus? Même en espagnol, il n'avait pas envie de parler. Les gens sont méfiants. Des fois, ils pensent qu'on est de la police.» Bruna pointe vers une cabine téléphonique tapissée de bout de cartons, remarquée la veille, durant son temps libre. À l'intérieur, du barda. «On dirait que ça fait un moment que personne n'a dormi ici.»
Près du parc des Bastions, beaucoup pioncent devant un ancien restaurant japonais. Mais les camarades sont venus hier. Direction les Hôpitaux universitaires genevois (HUG). Normalement, Svetlana traîne alentour.
Sur le parking des urgences, l'un de ses cabas. C'est bizarre, elle ne se départit jamais de ses objets. Les trois réceptionnistes ne l'ont pas vue. Mais elles veulent bien la raconter. «Dès qu'il fait trop froid, elle s'invente une maladie pour venir passer la nuit en salle d'attente. Et le matin, quand un médecin peut la voir, elle refuse et s'en va. C'est malheureux.»
«Elle a souri!»
Une masse noire et un caddie indiquent qu'elle a trouvé refuge devant la porte du service de médecine tropicale, à un jet de pierre. Bruna et Bruno la réveillent. Visage sans âge sur un lit fait de vieux sacs Ikea bien remplis. 23h19. Svetlana les invite à partir: «Revenez demain.»
Quelques minutes plus tard, Bruna positivise. «Elle a souri! Elle ne sourit jamais!» Pourquoi respecter sa volonté? Et si elle était en fait en danger? «Si on rencontre des gens qui ne sont pas enregistrés, qui sont dans un très mauvais état, s'il y a des mineurs, des femmes enceintes et qu'il est impossible de les emmener à l'abri, on peut appeler la police ou l'ambulance.»
«On subit beaucoup de violence»
Elle fait ce boulot depuis juin 2022. «C'est le côté aide à la personne qui m'a encouragée à postuler. C'est valorisant de pouvoir leur apporter un petit moment de bien-être. Et même si une minorité nous est reconnaissante, ça nous suffit. Ça fait du bien à l'âme.»
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Bruno se pose parfois des questions sur l'utilité de son travail. Se bat-il contre des moulins? Le nombre de personnes inscrites dans le registre de la tournée est passé de quelque 3000 à 11'000 en deux ans (lire encadré en fin d'article). «J'ai le souci qu'elles aillent bien, qu'elles récupèrent un peu de dignité humaine. Tout en respectant leurs souhaits. Travailler avec ce type de population n'est pas facile, on subit beaucoup de violence.» Ce soir, autour de 22h, l'équipe de l'abri avait appelé la police: un homme ivre était insultant et ingérable. Un «code rouge».
Ça ne mord pas, ce soir
Bruna roule lentement. «Y a quelque chose, là-bas, non?» Une couverture de survie, sans le survivant. «Je vois qui c'est: c'est Samuel, dit «le Chinois». Il a des dreads. Il est peut-être en train de manger au McDo' avec les quelques pièces qu'il a réussi à récolter aujourd'hui. Il ne veut pas qu'on lui donne un sac de couchage parce qu'il se le fait voler.»
Le thermomètre est plutôt clément. Le «plan grand» a pris fin le 16 janvier. L'abri PC de Champel a donc été refermé: 76 lits ont disparu du jour au lendemain. «Ce soir, c'est étonnant, ça ne mord pas, note Bruno. Je m'attendais à ce qu'on rencontre plus de monde. Ce sont soit des gens qui ont connu les abris, mais n'en veulent plus parce que ça s'est mal passé, soit des gens de passage, soit des gens 'en pause': ils n'ont pas le droit de rester plus de 30 jours d'affilée à l'abri et le nombre de nuits est également limité dans les autres structures d'accueil.»
Un casque audio sur la façade d'un chalet
Des sans-papiers, le plus souvent, des Roms, aussi. Des «touristes précaires», des fois, qui parcourent l'Europe, «même jusqu'en Scandinavie», d'hébergement d'urgence en hébergement d'urgence. «Pour celles et ceux qui ont un permis de séjour ou un passeport suisse, c'est plus facile: il y a des logements temporaires qui leur permettent de retomber sur leurs pieds, puis d'éventuellement retrouver un emploi.»
Bruna et Bruno sont les dernières mailles du filet social. Sur le chemin du retour, dans le parc des Eaux-Vives, une planque bien organisée nait dans les phares de la voiture. Un casque audio est suspendu sur la façade d'un chalet. Une chaise longue, des livres, de quoi faire sa toilette. Pas la peine de réveiller le «locataire».
Minuit et quart. Le thermos est plein. Les six repas sont froids. Retour à la route de Frontenex 72. Véhicule garé. Bruno écrit maintenant son rapport. Bruna va ranger. Dans le réfectoire de l'abri PC, une femme — visiblement en plein délire paranoïaque, qui veut à la fois dénoncer le conseiller aux États Mauro Poggia, l'égérie des antivax Chloé Frammery ou encore le conseiller d'État Antonio Hodgers — mange.
Vous avez trouvé que ce reportage manquait de chiffres sur les sans-abri de Genève et de détails sur les hébergements d'urgence? Vous êtes au bon endroit. Ce 1ᵉʳ février, la conseillère administrative (exécutif) socialiste Christina Kitsos a répondu aux questions, par écrit.
Combien d’employés et d'employées travaillent sur ces tournées nocturnes?
La tournée nocturne se déploie du 1ᵉʳ novembre au 31 mars avec une équipe constituée de deux personnes. Ces rondes sont assurées par l'ensemble du personnel travaillant dans l'abri de Richemont, selon leurs horaires et présences. Une quarantaine de personnes assurent le fonctionnement de cette structure qui fonctionne 365 jours par an. Cette tournée nocturne est dédoublée lors des plans «grand froid» grâce au soutien de la Protection civile. Une équipe de deux personnes assure aussi des tournées de rue toute l'année.
Le nombre de personnes sans-abri enregistrées a explosé d’environ 3000 à quelque 11’000 en deux ans. Comment la Ville l’explique-t-elle?
Au 31 janvier, nous avons 10'740 personnes différentes recensées dans notre système. Depuis 2017, l'identité des personnes ayant bénéficié d'une ou plusieurs des prestations suivantes est enregistrée dans le système informatique de la Ville de Genève:
- Hébergement d'urgence au sein d'un des dispositifs de la Ville de Genève.
- Accompagnement social individuel au Club social Rive droite (jusqu’en mai 2020, il est fermé depuis) ou au Club social Rive gauche.
- Accompagnement hors murs (équipe de rue et tournée nocturne durant l'hiver)
Avant 2017, les données étaient effacées à la fin de chaque saison d'hiver et les personnes étaient donc réenregistrées l’année suivante. Ce n'est plus le cas, ce qui explique ces différences en termes de chiffres.
Dans le détail, combien de SDF ont eu contact avec une tournée nocturne ces dernières années?
En 2021, 869 rencontres ont eu lieu. En 2022, 1234. Et en 2023, 1340. Il convient de préciser qu’une même personne peut être rencontrée de multiples fois au cours de l'hiver.
Le nombre de bénéficiaires d’un lit dans les établissements d’urgence est-il en augmentation?
Depuis 2020, un socle de 500 places à l’année a été adopté par l’ensemble des communes genevoises. Auparavant, la Ville de Genève ne proposait que 200 places en période hivernale. Le nombre de places a donc fortement augmenté au cours des dernières années. Notons qu’en 2024, nous sommes à 515 places. Il convient aussi de souligner que d’autres places sont proposées, mais elles sont financées par d’autres entités. Pour le dispositif d'hébergement d'urgence géré par la Ville de Genève, nous avons recensé 927 personnes différentes en 2021, 823 en 2022 et 1295 en 2023.
Pourquoi cette explosion?
Ces chiffres sont difficiles à interpréter. D’une part, les capacités d'hébergement du dispositif de la Ville de Genève ont varié de manière significative. D’autre part, les capacités des dispositifs gérés par des associations ont, elles aussi, fluctué de manière importante.
Vous avez trouvé que ce reportage manquait de chiffres sur les sans-abri de Genève et de détails sur les hébergements d'urgence? Vous êtes au bon endroit. Ce 1ᵉʳ février, la conseillère administrative (exécutif) socialiste Christina Kitsos a répondu aux questions, par écrit.
Combien d’employés et d'employées travaillent sur ces tournées nocturnes?
La tournée nocturne se déploie du 1ᵉʳ novembre au 31 mars avec une équipe constituée de deux personnes. Ces rondes sont assurées par l'ensemble du personnel travaillant dans l'abri de Richemont, selon leurs horaires et présences. Une quarantaine de personnes assurent le fonctionnement de cette structure qui fonctionne 365 jours par an. Cette tournée nocturne est dédoublée lors des plans «grand froid» grâce au soutien de la Protection civile. Une équipe de deux personnes assure aussi des tournées de rue toute l'année.
Le nombre de personnes sans-abri enregistrées a explosé d’environ 3000 à quelque 11’000 en deux ans. Comment la Ville l’explique-t-elle?
Au 31 janvier, nous avons 10'740 personnes différentes recensées dans notre système. Depuis 2017, l'identité des personnes ayant bénéficié d'une ou plusieurs des prestations suivantes est enregistrée dans le système informatique de la Ville de Genève:
- Hébergement d'urgence au sein d'un des dispositifs de la Ville de Genève.
- Accompagnement social individuel au Club social Rive droite (jusqu’en mai 2020, il est fermé depuis) ou au Club social Rive gauche.
- Accompagnement hors murs (équipe de rue et tournée nocturne durant l'hiver)
Avant 2017, les données étaient effacées à la fin de chaque saison d'hiver et les personnes étaient donc réenregistrées l’année suivante. Ce n'est plus le cas, ce qui explique ces différences en termes de chiffres.
Dans le détail, combien de SDF ont eu contact avec une tournée nocturne ces dernières années?
En 2021, 869 rencontres ont eu lieu. En 2022, 1234. Et en 2023, 1340. Il convient de préciser qu’une même personne peut être rencontrée de multiples fois au cours de l'hiver.
Le nombre de bénéficiaires d’un lit dans les établissements d’urgence est-il en augmentation?
Depuis 2020, un socle de 500 places à l’année a été adopté par l’ensemble des communes genevoises. Auparavant, la Ville de Genève ne proposait que 200 places en période hivernale. Le nombre de places a donc fortement augmenté au cours des dernières années. Notons qu’en 2024, nous sommes à 515 places. Il convient aussi de souligner que d’autres places sont proposées, mais elles sont financées par d’autres entités. Pour le dispositif d'hébergement d'urgence géré par la Ville de Genève, nous avons recensé 927 personnes différentes en 2021, 823 en 2022 et 1295 en 2023.
Pourquoi cette explosion?
Ces chiffres sont difficiles à interpréter. D’une part, les capacités d'hébergement du dispositif de la Ville de Genève ont varié de manière significative. D’autre part, les capacités des dispositifs gérés par des associations ont, elles aussi, fluctué de manière importante.