Il a tué le secret bancaire suisse. Un crime commis en bande organisée au sein de l’OCDE, l’organisation qui regroupe les pays les plus riches de la planète. Pascal Saint-Amans est sans doute le haut-fonctionnaire français qui connaît le mieux les arcanes passés et présents de la place financière helvétique. C’est pour cela que, depuis son départ du Département de politique fiscale de l’OCDE, l’université de Lausanne l’a embauché au sein de son centre en droit public, en tant que professeur. Son job? Enseigner la «réputation fiscale». Il conseille aussi les entreprises au sein d’un cabinet réputé. Mais attention, pas pour contourner les règles internationales en matière d’impôts, mais pour mieux les respecter et s’y conformer.
L’homme que les banquiers privés suisses ont longtemps détesté, jusqu’à l’abandon officiel du secret bancaire par le Conseil fédéral en 2009 suivi de l’entrée en vigueur de l’échange automatique de renseignements bancaires en 2017, est donc très bien placé pour juger la nouvelle traque aux ultra-riches lancée par le gouvernement français. La Suisse se retrouve en effet de nouveau pointée du doigt. Avec cette question: comment éviter que le passé remonte à la surface? Il nous répond avec son livre en main: «Paradis fiscaux, comment on a changé le cours de l’histoire» (Ed. Seuil).
Pascal Saint-Amans, le secret bancaire helvétique a été abandonné il y a bientôt quinze ans. Or, vu de France, la Suisse est encore accusée et montrée du doigt pour sa tolérance envers la fraude fiscale. Cela va-t-il s’arrêter un jour?
Pas pour le moment. Que voulez-vous faire contre l’incrédulité de la population, alimentée par les raccourcis politiques toujours faciles? Nous vivons, vous le savez bien, dans une époque de théories du complot. Les inégalités de revenus et de patrimoines sont insupportables aux yeux d’une bonne partie de la population, surtout en France. On veut des coupables. Désolé pour ça, mais la Suisse reste vue, par beaucoup de Français, comme un refuge de fraudeurs fiscaux. Même sans secret bancaire.
La Confédération pratique pourtant l’échange automatique de renseignements bancaires sur les non-résidents. Camoufler un compte en Suisse n’est juste plus possible. Vous confirmez?
L’échange de renseignements a tout changé, vous avez raison. La Suisse a fait tout ce qu’il fallait et tout ce qu’on lui a demandé pour se mettre en conformité avec les nouvelles règles fiscales. Mais n’oublions pas deux éléments clés. D'abord, il a fallu du temps pour ça, les Suisses ont longtemps traîné les pieds. Ensuite, recevoir une masse de données informatiques chaque année en provenance des banques suisses ne signifie pas que tout est trié, analysé, passé au peigne fin. Recevoir les informations bancaires est une chose. Les utiliser en est une autre. Tout dépend de la façon dont on présente les choses.
Rassurez-moi, vous reconnaissez tout de même que la Suisse a fait le job…
Oui, je l’ai déjà dit. À partir de 2009, les autorités suisses ont pleinement coopéré. Elles ont compris que la prospérité de leur économie ouverte n’était plus compatible avec une législation fiscale qui faisait d’elle un pays voyou, aux côtés de ces territoires toujours problématiques comme Panama, ou quelques îles caribéennes. Les banques suisses ont arrêté de vivre des ressources qui auraient dû être taxées dans leurs pays d’origine. Soit. Mais l’héritage du passé demeure. Il n’y a rien de plus difficile à changer qu’une réputation.
Donc quand des ministres ou des politiciens français pointent la Suisse du doigt, ils sont dans le faux?
Si l’on parle de fraude et d’évasion fiscale, oui. La criminalité financière, c’est autre chose, et la France doit aussi en la matière balayer dans sa propre cour. Je résume: la fraude fiscale à l’ancienne, de la part du commerçant qui planquait son fric en Suisse dans un compte non-résident, a disparu. Le blanchiment d’argent, lui, se porte malheureusement encore très bien. Il implique des circuits criminels très bien rodés, à l’œuvre un peu partout dans le monde.
La France a donc raison de relancer la traque aux super-riches, suspectés de frauder les impôts?
La création d’un nouveau délit d’incitation à la fraude fiscale est en tout cas un avertissement clair adressé par le Ministère français des Finances à tous les cabinets d’avocats qui pratiquent de l’optimisation fiscale à outrance. La Commission européenne a fait de même. L’élément nouveau, c’est que l’on s’intéresse aujourd’hui à ceux qui montent ces mécanismes et qui misent sur l’attrition des moyens publics. Le fait nouveau, et à mon sens justifié, c’est qu’on s’attaque aujourd’hui à la zone grise, là où des entreprises ou des individus très fortunés contournent les règles et abusent. Qui est concerné? Je répondrai d’abord les multinationales. La question des prix de transfert d’une filiale à l’autre est connue et la réglementation BEPS (ndlr: érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices) de l’OCDE n’a pas tout réglé. Ce qu’il faut dans une économie globalisée, c’est un impôt minimum mondial sur les sociétés.
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En somme, la fraude fiscale qui fait mal aux États, aujourd’hui, n’est plus la même que celle d’hier?
C’est ça. Le problème vient du fait que les entreprises multinationales sont régies par des lois fiscales élaborées dans un monde qui n’était pas globalisé. Mais sur le fond, la solution est simple: il faut, pour les entreprises, repenser la fiscalité en fonction du lieu de consommation et des bassins de clients. Ça, c’est facile à localiser. Si une entreprise vend beaucoup à tel endroit, elle y réalise beaucoup de profits et devrait en théorie y payer beaucoup plus d’impôts.
On parlait de la réputation fiscale de la Suisse. Mais les États-Unis rechignent toujours à appliquer de nombreuses règles, dont l’échange automatique d’informations. En clair: vous avez tué le paradis fiscal suisse, mais le paradis fiscal américain survit. On pourrait aussi parler de Dubaï…
Il est vrai que les États-Unis n’ont pas fait complètement le ménage dans leur législation, essentiellement pour des raisons constitutionnelles entre le gouvernement fédéral et les États fédérés. Ils doivent faire des progrès sur l’identification des bénéficiaires des trusts, etc. Mais attention: depuis 2016, même l’État du Delaware (ndlr: celui de Joe Biden), bien connu pour ses facilités fiscales et ses sociétés «boîte aux lettres», doit fournir des informations. Quant aux fraudeurs, ils sont prévenus: si l’administration fiscale américaine leur tombe dessus, ils passent par la case prison. C’est toute de même très dissuasif. Du côté des Émirats, attention là aussi aux clichés trop réducteurs. Leurs autorités sont en train de bouger sur l’impôt minimum mondial. Dubaï n’est plus un trou noir.
Comment expliquez-vous cette obsession française de l’impôt et de la fraude fiscale, qui revient sans cesse sur le devant de la scène?
Ça vient du colbertisme. L’État prélève et redistribue. N’oubliez pas que la France est championne du monde de la fiscalité avec un taux de prélèvement obligatoire au-dessus de 45%! Faut-il y voir une obsession, comme vous le dites? Peut-être. Mais l’impôt est un choix de société et de modèle social. Ce n’est pas une fin en soi. La France est un pays passionné d’égalité. Les multinationales y ont mauvaise réputation. Le débat sur la richesse est permanent. Après, il faut s’interroger sur les conséquences, sur l’exil des grandes fortunes, sur la déperdition qui en résulte pour l’économie. Mais en parlant ainsi, je raisonne déjà un peu comme on le fait en Suisse. Pas en France.
À lire: «Paradis fiscaux, comment on a changé le cours de l’histoire» (Ed. Seuil) de Pascal Saint-Amans