Ce dimanche 13 février, le peuple suisse a répondu à une question d’apparence simple. Et a refusé l'initiative contre «l’expérimentation animale et humaine». En cas de Oui, l’importation de produits développés grâce à de tels processus aurait également été proscrite. Le monde de la recherche scientifique et les universités étaient rapidement montés au front.
Pour en discuter avec l’un de leurs éminents représentants, je m'étais rendu le 15 décembre sur le campus de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Depuis deux ans, Didier Trono est surtout connu comme virologue membre de la Task Force scientifique Covid-19 de la Confédération. Mais le professeur né en 1956, primé pour ses recherches sur le VIH menées aux Etats-Unis en pleine épidémie, est aussi directeur du Laboratoire de virologie et génétique de l’institution, où sont menées des expériences impliquant des souris.
«Vous êtes en bas? Montez au troisième, je vous attendrai derrière la porte», me lance-t-il au téléphone. Désormais en face de moi, assis derrière son très grand bureau noir, un homme franc mais pas froid, qui va droit au but, doté d’un humour pince-sans-rire désarmant. Pas de temps pour le small talk. «Vous avez toute une liste de questions? Allons-y!»
Professeur Didier Trono, aimez-vous les animaux?
Avant de me décider pour la médecine, j’avais imaginé devenir vétérinaire. J’ai eu des chats, dont la perte m’a toujours attristé. Le dernier nous a quittés il y a quelques années seulement.
Est-ce que vous auriez mené des expérimentations sur votre bien-aimé chat?
(Court silence) J’ai été amené à le soigner parce qu’il était malade. En tant que médecin, je suis intervenu sur son corps. Mais je ne suis pas sûr que j’aurais fait des expériences sur ce chat. Je comprends l’attachement qu’on développe pour son animal de compagnie.
Vous n’avez pas expérimenté sur cet animal-là, mais vous avez l’habitude de le faire. C’était quand, la dernière fois?
Je dirige un laboratoire qui expérimente encore aujourd’hui sur des souris. Nous étudions par exemple la manière dont certains facteurs favorisent la métastatisation du cancer du côlon. C’est un phénomène complexe, qui part d’un organe de départ pour s’étendre aux autres où la tumeur pourra se développer. Il est impossible de l’observer dans un tube ou une boîte de Petri.
Concrètement, que faites-vous à ces souris?
Nous implantons des cellules cancéreuses humaines dans des souris immunodéficientes. Nous regardons ensuite la vitesse à laquelle ces tumeurs se développent. Lors d’observations faites préalablement au cours d’expérimentations sur des cellules, nous avons identifié un facteur qui pourrait favoriser la croissance de la tumeur. Nous essayons maintenant de vérifier si c’est vrai.
Donc vous leur injectez un cancer?
Oui, nous les injectons. Sous la peau. Dans des conditions qui sont très réglementées, avec anesthésie, etc. Nous ne pouvons le faire qu’après avoir déposé une demande auprès d’une commission cantonale pour l’expérimentation animale, qui juge de l’intérêt scientifique de la question posée. Si l’expérimentation animale est pertinente et s’il n’y a pas d’autre moyen de répondre à l’hypothèse, alors un protocole est mis en place. Pour être sûr que tout est fait afin que l’inconfort des animaux soit réduit au minimum. A l’EPFL, notre unité est staffée par des professionnels, qui effectuent une grande partie des expérimentations animales de la faculté.
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Vous dites faire attention à ce que le dérangement pour les animaux soit le plus faible possible. Est-ce une manière d’avouer qu’ils souffrent?
Il y a différents degrés de gravité dans l’expérimentation animale. Dans le cadre de celle que nous menons ici, nous anesthésions l’animal au point qu’il ne ressente pas la douleur. Nous n’avons d’ailleurs pas observé ou mesuré de souffrance chez ces souris. Les limites sont bien précisées. Lorsque vous implantez des cellules tumorales sous la peau d’une souris, vous ne pouvez pas maintenir en vie une souris au-delà d’une certaine taille de la tumeur en question. Ça n’est pas très grand, même sur une souris: on parle d’un centimètre cube. Quand la tumeur atteint cette taille, vous sacrifiez la souris.
Et si vous détectez des signes de détresse, comment venez-vous en aide à l’animal?
La plupart du temps, on met fin à l’expérience.
Et l’animal devient quoi?
S’il est anormalement stressé parce qu’on l’a mis sur un labyrinthe, on le sort du labyrinthe et on le remet dans sa cage. S’il est stressé parce qu’on lui a implanté une tumeur et que cette dernière crée un inconfort, on ne va pas pouvoir l’opérer. Donc il est sacrifié.
Dans votre carrière, vous avez vu des animaux souffrir en labo? La recherche se fait parfois en ouvrant la boîte crânienne de souris vivantes…
J’ai assisté à des expériences assez spectaculaires, où, effectivement, des souris avaient des électrodes implantées à travers la boîte crânienne pour accéder au cerveau. Elles se baladaient dans la cage. D’autant que je puisse juger, la souffrance semblait être évitée.
Quand on expérimente sur un animal, est-ce qu’on développe une connexion avec celui-ci?
Dans mon laboratoire, la personne qui s’occupe de ces expériences sur les souris développe un lien. Pour manipuler ces souris, souvent, il faut qu’elles n’aient pas peur, qu’elles soient confortables, qu’elles soient d’accord de venir dans votre main. On lui caresse la tête. Ce n’est pas fait d’une manière impersonnelle. Le laboratoire, ce n’est pas l’abattoir. Le succès de l’expérience suppose une absence de stress de l’animal.
Quand vous rentrez chez vous le soir, vous regrettez certaines choses?
Vous savez, je suis médecin. J’ai un biais pour l’humain. Nous, scientifiques, avons recours à l’expérimentation animale seulement si elle est nécessaire. Parce que c’est compliqué, long et coûteux. Dans nos projets de recherche sur le cancer, c’est extrêmement sporadique. La très grande majorité de ce que nous faisons, c’est de l’analyse de données cliniques récoltées chez les patients ou résultant de la manipulation de cellules en culture.
Si ce n’est qu’une fraction de votre travail, ne pourriez-vous pas simplement vous en passer?
C’est une fraction qui est indispensable. Par exemple, lorsque l’on teste la toxicité d’un médicament: on ne peut le faire que dans un organisme vivant parce que ça implique tous les organes du corps, la circulation sanguine, lymphatique ou nerveuse, la métabolisation, etc. Ce mécanisme est impossible à récapituler avec des cellules ou des réactions chimiques. Et on serait hésitant à le faire sur des humains avant de l’avoir essayé sur d’autres modèles animaux qui miment ce qu’on peut peut-être attendre chez l’humain.
Derrière cette initiative, il y a une partie des défenseurs des animaux — la Protection suisse des animaux n’en est par exemple pas signataire — et des milieux antispécistes, qui considèrent l’être humain et l’animal comme égaux. Je ne vous sens pas d’accord avec cette conception…
Non. Plutôt que d’essayer un traitement contre la méningite directement sur des enfants, je préfère qu’il ait été testé d’abord chez les souris. Si c’était les souris qui dominaient la planète, peut-être que ce serait à elles de faire des expériences sur nous. Mais, en l’occurrence, ça n’est pas le cas. Je préfère qu’on sauve nos enfants, même si ça doit passer par le sacrifice de quelques souris qui sont élevées pour ça. Elles n’ont pas demandé à vivre, me direz-vous, mais les enfants non plus.
Et de toute façon, ces souris ne savent pas ce que c’est que de gambader dans un champ…
Ce sont des souris de laboratoire, ce n’est pas comme si on allait attraper une girafe dans la savane pour la mettre dans un zoo! Sans expérimentation animale, ces souris ne seraient simplement pas nées.
Mais vous pensez qu’elles ont une vie heureuse en laboratoire?
Elles sont nourries, logées, blanchies. Elles tournent dans leur petite roue la nuit. Mais bon, comme pour un hamster domestique, je ne sais pas si elles sont heureuses ou plus heureuses que dans la nature, où elles doivent faire attention aux chats.
Vous ne parlez que de souris. Est-ce que, en Suisse, on expérimente sur d’autres animaux?
Oui, notamment sur les rats, en partie parce qu’ils ont des facultés cognitives bien supérieures à celles des souris. Ils se prêtent donc mieux à certaines investigations dans le domaine des neurosciences. Et les chirurgiens en formation s’entraînent souvent sur des cochons, plutôt qu’on les laisse plonger directement dans le thorax ouvert de patients en détresse. Ce qui me semble être une bonne idée.
Revenons à nos moutons. Au fond, jusqu’ici, elle a servi à quoi, l’expérimentation animale?
Eh bien, on n’aurait par exemple jamais découvert l’origine du sida s’il n’y avait pas eu à peu près 80 ans de recherche sur des virus qui, chez les animaux, déclenchaient certaines maladies.
Conséquence, on n’aurait pas les trithérapies contre le sida et les gens continueraient de mourir dans leur coin, c’est ça?
On n’en aurait même pas le diagnostic! On n’aurait pas non plus la transplantation de moelle, la thérapie génique, etc… Et, surtout, on n’aurait aucun médicament. Les médicaments que nous avons ont tous été testés sur les animaux.
L’initiative pourrait donc nous poser des problèmes graves?
Si cette initiative passe, on devrait geler toutes les thérapies en l’état. On ne pourrait plus importer ou administrer à un humain des nouveaux médicaments testés préalablement sur un animal, ce qui est un préambule nécessaire pour éviter l’administration de traitements sans effet bénéfique ou toxiques. En clair, en Suisse, on en serait à espérer que les compagnies pharmaceutiques continuent à produire des vieux médicaments pour 8 millions de misérables Suisses perchés dans le réduit national emmitouflés dans des total body condoms pour essayer de ne pas tomber malades.
En cas de Oui, la Suisse n’aurait vraiment plus accès à des médicaments de dernière génération?
C’est ça. Ce qui donnerait lieu à des situations dramatiques. Prenons un exemple: comme on le sait, les bactéries deviennent résistantes, ce qui réclame le développement de nouveaux antibiotiques. En Suisse, on en restera indéfiniment à ceux disponibles aujourd’hui. Imaginons l’enfant qui, né aujourd’hui, est amené aux urgences dans quelques années avec les symptômes d’une méningite. Si celle-ci est confirmée et que la cause s’avère être une bactérie de nouvelle génération, il ne restera plus qu’à expliquer aux parents que la morphine lui évitera au moins de souffrir…
Et l’initiative ne veut pas non plus des essais cliniques sur les humains…
Effectivement, alors que tout nouveau médicament réclame de tels tests avant son administration à large échelle. D'autre part, comprendre des maladies suppose la possibilité d’analyses programmées dans le cadre de protocoles bien établis, pas juste l’accumulation de trouvailles au gré du hasard. Ça tuerait complètement la recherche biomédicale en Suisse. Mais même si on se cantonnait à interdire l’expérimentation animale, la situation deviendrait dramatique.
Vous dites même que l’initiative pourrait être nocive pour les animaux. Pourquoi?
Il ne faut pas oublier que l’expérimentation animale sert aussi beaucoup à la médecine vétérinaire. Donc si Madame a un chat qui peut être soigné ou si l’agriculteur peut sauver son bétail, c’est parce qu’il y a des expérimentations peut-être menées sur des souris. Bon, vous me direz que le chat s’en fiche un peu des souris. Ou plutôt pas, mais juste parce qu’il aime les manger (rires)…
Au fond de vous, vous en avez peur, de cette initiative?
Non, je n’en ai pas peur. Si les Suisses sont raisonnables, ce texte extrémiste n’a aucune chance. Nous avons une population qui a soutenu le génie génétique et la recherche sur les cellules souches. J’ai confiance.
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Des membres de la gauche ont voté contre l’initiative au Parlement mais demande que l’on réduise la masse d’expérimentations sur les animaux en investissant davantage dans le programme «Advancing 3R – animaux, recherche et société». En 1983, le nombre d’animaux utilisés pour des expériences tapait les 2 millions. En 2020, c’était près de quatre fois moins. Va-t-on réussir à descendre au-dessous de ces 556’000?
La professionnalisation des structures d’expérimentation animale au sein des institutions est un moyen de la rationaliser et de maximiser l’information récoltée. Par ailleurs, déjà aujourd’hui, on commence à moins systématiquement utiliser l’expérimentation animale parce qu’on arrive au bout de ce qu’ils peuvent nous apprendre. On a compris qu’il y a des spécificités dans le corps humain qu’on ne peut étudier que sur l’être humain.
Très bien. Mais pourriez-vous développer un peu?
L’augmentation de l’acuité de nos analyses des données cliniques récoltées nous permet de tirer des enseignements basés sur l’observation de l’humain et d’éviter certaines expérimentations animales. On est aussi au début des organoïdes: on essaie de recréer des mini-foies, des mini-cerveaux, etc. On en est vraiment aux balbutiements, mais c’est un domaine qui va progresser et qui sera pertinent pour répondre à certaines questions. On va pouvoir encore mieux définir lorsque l’expérimentation animale est indispensable.
Ça veut dire qu’on pourra s’en passer un jour?
Je ne suis pas Monsieur Soleil…
Moi non plus, mais rêvons un peu!
Difficile de se projeter très loin. Si vous prenez notre planète il y a 150 ans, il n’y avait pas de voitures, pas de trains, pas d’ordinateurs, etc. Si, à l’époque, quelqu’un avait dit qu’on pourrait un jour se déplacer de plusieurs dizaines de kilomètres en une heure, on l’aurait pris pour un fou. Donc je vais éviter ça. Mais, selon moi, nous aurons besoin de l’expérimentation animale encore longtemps, notamment lors des essais de médicaments. Pour découvrir qu’un antibiotique rend sourd ou altère la fonction rénale et le rendre sûr après coup, il faut le tester sur un être vivant.
Dernière question: entre nous, vous n’en avez pas marre des attaques contre la science?
Bon, dans le cadre de la crise du Covid-19, je reçois des lettres et des téléphones injurieux, des colis suspects. Mais c’est spécifique à cette période. Les attaques au sujet de cette initiative sont assez futiles et puériles. Mais qu’importe, le scientifique doit continuer à expliquer. Et l’une de ses responsabilités est d’expliquer le principe de l’incertitude. La recherche est basée sur l’incertitude. Si on était certain, on n’aurait pas besoin d’en faire. Le scientifique n’est pas un type avec une grande barbe qui dit: «Je sais!» Non, moi, je dis: «Je crois que j’ai le moyen d’essayer de trouver.» Parfois, c’est grâce aux souris. Essayons de faire en sorte que ce soit le moins dommageable possible pour ces braves créatures, que le temps qu’elles passent avec nous soit sympathique, même si la finalité est centrée sur l’être humain ou sur les chiens. Dans la savane, la lionne bouffe la gazelle. Par extrapolation, quand on fait de la recherche de manière consciencieuse, on pourrait dire qu’on est la lionne qui, si elle ne tue pas la gazelle, ne pourrait pas nourrir ses petits.