Jeudi 26 août, 16h45. Installé dans une lumineuse salle d’attente nichée au cœur du labyrinthe qu’est l’EPFL, café et eau minérale à la main, j’attends Martin Vetterli, le président de la prestigieuse école d’ingénieurs de Lausanne. Au loin, une voix résonne dans le franglais caractéristique de ce très alerte sexagénaire, entremêlée des échos d’une partie de ping-pong. Ses rebonds nous accompagneront pendant toute la durée de l’entretien qui durera précisément 1h, 6 minutes et 34 secondes.
Masqué, Martin Vetterli débarque dans la salle d’attente. Sourire dans les yeux. Il pose la première question. Cash.
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Martin Vetterli: Bonjour! Comment allez-vous? Vous êtes vacciné?
Moi: Bien, merci! Oui, je suis vacciné. Je vous montre mon certificat?
Martin Vetterli: (qui rigole) Non non, je vous crois… Mais du coup, on se serre la main!
Après ce geste presque oublié (je m’étais préparé à lui faire un «check», même si ce salut familier reste toujours un peu bizarre lors d’une rencontre officielle), j’entre dans son bureau. Lui part se tirer un café. Je zyeute.
Au mur, une grande affiche qui met en avant 50 femmes de science de l’EPFL réalisée à l’occasion des 50 ans de l’institution, un poster de la campagne du New York Times («Truth. It’s more important now than ever.»/«La vérité. C’est plus important que jamais.») et une carte aimantée qui dit «More and more of less and less». Plus en plus de moins en moins? Esprit volontiers taquin, qu’entend le scientifique par là? Je le lui demanderai à la fin de l’entretien, car le voilà de retour avec son café. Et je ne vais pas sacrifier la politesse.
Vous ne m’avez pas encore laissé le temps de vous demander comment vous alliez, Monsieur Vetterli.
Je vais bien.
Vous avez passé de bonnes vacances?
Disons qu’il fallait aimer le froid. J’ai fait de la marche en montagne pour me changer les idées et il neigeait lors de mon passage d’un col qui reliait les Alpes bernoises aux valaisannes…
Comment se passe votre rentrée? J’imagine que c’est un peu plus chaud.
Elle est assez sportive, je l’admets. Et je ne vous cache pas que, même si on commence à prendre des mesures pour éviter que le scénario de l’automne dernier ne se répète, je suis préoccupé par la situation sanitaire et le taux de couverture vaccinale qui stagne…
… de sorte qu’on se fait même rattraper par l’Amérique du Sud!
Oui, c’est embarrassant… La logique qui a prévalu jusqu’ici relève d’un réflexe de riche. On croit que les hôpitaux ont les capacités de faire face et qu’on n’a pas besoin d’être vacciné. C’est révélateur de l’individualisme qui prévaut, d’une mauvaise manière de fonctionner en société pour faire face à ce qui est un défi collectif.
Voilà une réflexion d’ordre philosophique…
Je ne me prétends pas philosophe, mais cette pandémie devrait nous amener au minimum à réfléchir.
Et quels sont les détails de vos réflexions?
Tout le monde essaie de comprendre quel est le pays qui a le mieux géré la crise. En conclusion, les pays qui ont un petit indice de Gini, c’est-à-dire qui sont le plus égalitaires, sont ceux qui ont le mieux géré le virus, alors que ceux frappés par une grande disparité sociale ont le plus mal vécu le Covid. Les exemples de la Russie, des Etats-Unis et du Brésil sont parlants.
Ça pose des questions fondamentales…
Ça démontre surtout qu’une société égalitaire, c’est une société intégrée, solidaire, où il n’y a pas d’hyper riches qui se terrent dans des quartiers protégés, où la conscience d’une communauté de destins est bien présente. Or dans une pandémie, on affronte forcément un destin commun. A ce titre, j’ai lu dans «The Economist» – qu’on ne peut pas soupçonner d’être un journal de gauche – une analyse qui invite à réfléchir au lien entre égalité et résilience.
Plus généralement, il y a une scission entre pro et anti vaccins. Ça vous fait peur?
Oui, car tout cela est très idéologique. Ça n’est basé ni sur la science, ni sur les statistiques. Allez parler aux urgentistes du CHUV, regardez qui occupe les lits aux soins intensifs. J’aimerais bien que toutes celles et ceux qui remettent les faits scientifiques en question aillent discuter avec les gens qui luttent sur le terrain et qui sont dépités quand on leur dit qu’on doute de la pertinence de se faire vacciner.
Il faut ajouter qu’au final, on ne se vaccine pas seulement pour soi.
Au final on se vaccine surtout pour les autres, vous voulez dire! Alors que les sceptiques n’ont que le mot «moi» à la bouche. A titre personnel, je ne me suis pas prioritairement vacciné pour me protéger, mais pour protéger les membres de ma famille, notamment ma mère de 92 ans. C’est par responsabilité sociale qu’on doit se vacciner et cette réalité s’est perdue dans le débat. Il faut rappeler qu’on doit se vacciner pour la communauté, car seul un taux de vaccination élevé sera en mesure de stopper le virus.
Dans un registre davantage pragmatique qu’idéologique, cette pandémie met la science en valeur. N’est-ce pas une aubaine pour l’EPFL?
Ça serait vraiment cynique de dire que la pandémie est une aubaine pour qui que ce soit. La situation dramatique à laquelle nous devons faire face a rapproché la science de la politique, a stimulé l’énergie des chercheurs – ce qui a permis de développer des vaccins en moins d’un an. Certes, la pandémie a démontré que la science est fondamentale pour la société, mais elle a également révélé certaines de nos faiblesses.
Par exemple?
Avec la task force scientifique, nous avons créé l’application de traçage des contacts SwissCovid en 23 jours, fait plier Google et Apple pour qu’ils changent leurs systèmes d’exploitation. L’application étant en open source, avec les meilleurs protocoles de sécurité, j’ai pensé bien naïvement que 50% de la population allait l’installer.
Mais seuls 25% l’ont fait…
Eh oui… Alors que, depuis 15 ans, une immense partie des Suisses racontent tout de leur vie sur Facebook, sans qu’aucun débat n’ait lieu sur la protection de la sphère privée. Or ces mêmes gens qui offrent les yeux fermés leurs datas aux GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon, ndlr.) se sont soudainement mis à disserter sur le sexe des anges. Alors qu’il y a le feu au lac…
Quelle est votre erreur là-dedans?
Nous n’avons pas fait le travail en amont, nous n’avons pas su expliquer, rassurer. Tendre la main au grand public. Nous, les scientifiques, nous sommes parfois sur notre petit nuage. Voilà les leçons que nous devons tirer de cela pour faire notre mea culpa. Il faudra aussi reconnaître que nous avons manqué d’humilité.
C’est-à-dire?
Certains scientifiques sont certains d’être sur «le truc le plus important», d’avoir les réponses à toutes les questions. La réalité, c’est que le domaine dans lequel un scientifique fait de la recherche est généralement minuscule. Donc il en sait peut-être beaucoup, mais sur très peu de choses.
Les scientifiques sont trop péremptoires?
Notamment. Certains scientifiques qu’on a beaucoup vus dans les médias pérorent un peu et commettent deux erreurs: ils oublient que la science est une aventure en marche, un processus où l’on est toujours en train d’apprendre, dans lequel on n’a jamais les réponses définitives. Ce qui requiert l’emploi du conditionnel, d’un «selon l’état de nos connaissances».
Et la deuxième?
Sans doute grisés par l’exposition médiatique, certains chercheurs s’inventent experts de domaines qui ne sont pas les leurs. Cela porte clairement atteinte à la crédibilité du monde scientifique.
Vous pensez à qui?
…
Pas de noms? Je m’y attendais un peu… Parlons politique, alors. En juin dernier, à la suite de la dénonciation de l’accord-cadre entre la Suisse et l’UE, la Commission européenne a décidé d’exclure notre pays d’Horizon Europe. Ça a suscité quoi chez vous? De la colère?
Je parlerais plutôt de dépit. Je me suis dit: «Voilà, nous y sommes». En 2019, nous étions à Bruxelles avec Joël Mesot (son homologue à l’EPFZ, ndlr.). A cette époque, les discussions sur nos rapports avec l’UE piétinaient déjà et nos confrères scientifiques nous ont clairement fait comprendre qu’ils nous voulaient au sein du prochain programme Horizon, mais que cette décision était liée à des considérations politiques. Donc lorsque la Suisse a laissé tomber l’accord-cadre, nous savions que le couperet allait tomber.
Avant d’aller plus loin, pouvez-vous expliquer ce qu’est Horizon Europe?
J’aime dire que c’est la «Champions League» de la science. C’est depuis 1978 la machine de guerre de la recherche et de l’innovation en Europe. Ce sont des programmes de sept ans. L’actuel s’étend de 2021 à 2027 et il est soutenu par un fond de 95 milliards d’euros. Horizon Europe est basé sur plusieurs piliers. La recherche fondamentale, l’échange de chercheurs, les programmes de réseautage et le conseil européen d’innovation qui est très important pour le tissu des start-up suisses.
Quels projets concrets initiés à l’EPFL ont-ils abouti grâce à Horizon?
Le fameux Human Brain Project, le projet Quantum ou encore la participation à Clean Space, le grand projet de l’agence européenne qui vise à recueillir les débris spatiaux et que nous dirigeons. Tout cela ne serait jamais arrivé sans Horizon. Mais plus concrètement, il sera impossible pour l’EPFL de coordonner six projets collaboratifs comme en 2021. Et la création de start-up et de spin-off sera également impactée.
En gros ça nous condamne à une forme de provincialisation…
C’est plus grave que cela. L’objectif de la recherche est d’amener l’innovation et de créer des places de travail à forte valeur ajoutée. A l’EPFL, sur plus de 5000 employés, 500 postes sont financés par les projets européens. En plus, cela met en danger financier les fournisseurs de l’EPFL, en grande partie des entreprises suisses qui réalisent chaque année un chiffre d’affaires de 10 millions de francs. Mais ça n’est que la pointe de l’iceberg. Les enjeux vont bien au-delà de notre institution. C’est la place économique suisse qui est directement menacée.
A ce point…?
La Suisse est une forme de Silicon Valley au centre de l’Europe. Elle a choisi historiquement un modèle économique très internationalisé, avec les grands groupes tels que Nestlé, l’industrie pharmaceutique et les banques. Elle a choisi d’être active dans la haute technologie, dans l’informatique. Tout cela a créé un cercle vertueux qui génère des places de travail. Dans la Silicon Valley, on a coutume de dire qu’un job dans le high-tech génère sept autres jobs autour. En Suisse, ça n’est peut-être pas tout à fait la même chose, n’empêche que c’est comme cela qu’on a une économie performante qui nous permet un tel standard de vie, une telle stabilité. En clair, on peut se payer le niveau de vie qu’on a car nous avons des jobs à haute valeur ajoutée!
Et si on perd ça…
C’est ce qu’il faut expliquer. Si on ne veut plus de ça, il faudra clairement changer notre train de vie. Vous savez, tout équilibre est fragile. L’Argentine avait un plus grand revenu que la France par tête d’habitant dans les années 50 et tout a tourné très vite. Je n’aimerais pas peindre le diable sur la muraille, mais on fait déjà face à une érosion. Dans quelques années, on risque de se dire que c’est à partir de ce moment que la Suisse est peu à peu entrée dans la moyenne. Or les Suisses n’aiment pas la moyenne, ils aiment être le pays de Federer. Ce que j’essaie de dire, c’est que si la Suisse a des infrastructures fabuleuses, des écoles excellentes. Tout ce qui fait d’elle un pays très attractif, tout ce bien-être, c’est en partie lié à la recherche, à l’innovation et aux jobs qui en découlent.
Nos autorités comprennent-elles l’urgence?
Les gens dans le milieu industriel comprennent cela parfaitement car ils analysent la situation de manière rationnelle. Mais quand on est en politique, on entre dans le domaine de l’émotionnel. Pour dire les choses de manière diplomatique, je constate qu’il n’y a pas d’adéquation entre l’émotionnel et le rationnel.
Vous ne répondez pas vraiment: nos autorités voient-elles le problème?
En allemand, il y a cette jolie contraction: «jaein». Oui et non… Quand j’évoque cela avec nos autorités, j’ai l’impression qu’on m’entend, qu’on me comprend, mais que d’autres motifs prévalent. Nous sommes les victimes collatérales de tensions politiques.
Mais les Européens perdent aussi quelque chose. Ça va dans les deux sens, non?
On se tire tous les deux une balle dans le pied, c’est vrai. Mais eux, ils ont un très grand pied, alors que le nôtre est tout petit. Donc les dommages ne sont pas les mêmes…
Qu’est-ce que vous attendez concrètement du Conseil fédéral?
Qu’il sorte du bois.
Que voulez-vous dire?
Si la recherche européenne est sa priorité, qu’il fasse tout pour associer la Suisse à Horizon Europe. Il faut mettre l’énergie et le savoir-faire de la diplomatie suisse qui sont exceptionnels pour que nous soyons associés à ce programme. Notre éviction n’est pas une fatalité. La Grande-Bretagne a réussi à se maintenir dans Horizon malgré le Brexit. Cela démontre que si on s’en donne les moyens, on peut préserver nos bonnes relations…
Horizon ou non, cette petite Suisse survivra-t-elle encore longtemps dans un marché toujours plus globalisé?
Si on ne se coupe pas de ce réseau international, de ce tissu d’interactions, oui. Mais si on pense qu’on peut faire seul en matière de recherche, on ouvre une brèche. La suite logique, ça serait de dire qu’on n’a pas besoin d’accords bilatéraux, de libre circulation… Ce qui me fait revenir sur le Covid. Penser qu’on peut monter le pont-levis pour éviter le problème est illusoire. Même les îles comme l’Australie n’y sont pas parvenues. Comment venir à bout de la pandémie? En étant connectés internationalement. Le vaccin de Moderna a été développé à Boston, produit à Viège et mis en flacon à Barcelone. Tous les grands défis du XXIe siècle sont globaux. La même logique internationale prévaut en effet pour contrer le changement climatique.
Il y a un truc qui m’obsède depuis le début de notre discussion: cette carte qui dit «More and more of less and less». Vous nous racontez?
C’est de Marina Abramović, une artiste d’origine serbe qui vit à New York et fait des performances incroyables. Ce slogan m’a parlé car il cerne le problème de notre société. On consomme de plus en plus, mais est-ce qu’il y a vraiment du contenu? Je n’en suis pas sûr. Ce «de plus en plus» devrait nous faire vivre exponentiellement mieux, mais c’est pourtant le contraire qui guette. Cela devrait nous faire réfléchir sur les risques encourus par une société où la consommation est devenue une fin en soi.
Merci beaucoup, Martin Vetterli!
Merci à vous!