Dehors, une pluie légère a presque entièrement vidé les rues d’Yverdon-les-Bains (VD). Mais à l’intérieur de ce bistrot de la rue des Remparts, l’ambiance est lourde, les mots graves. Naïm Hoxha, 50 ans, bouillonne: «La Ville doit intervenir! Jour après jour, la situation se détériore. Quand je regarde les gens mal en point autour de nous, je n’ai pas l’impression d’être en Suisse. Mes serveuses ont peur et demandent à se faire raccompagner chez elles ou à leur voiture en terminant le service du soir. Nous devrions avoir le droit de venir au travail sans risquer de se faire agresser!»
Le patron du Legend Bar ravale sa colère et descend une gorgée d’eau minérale. Il repose doucement son verre à long drink puis désigne du bout de son index droit la bonne trentaine de personnes — en grande majorité des hommes originaires d’Afrique — abritée sous le kiosque à musique, juste en face de son établissement, au pied du respecté théâtre Benno Besson.
Ces individus sont des marginaux. Certains sont des dealers, d’autres des consommateurs de drogue. Quelques-uns cumulent les deux casquettes et tous peuvent profiter des services de Kipole, un local «novateur» aménagé sur place au rôle de permanence sociale lancée par la Municipalité (exécutif) en avril 2023.
Quoi qu’il en soit, Naïm Hoxha les juge «agressifs», «dangereux» même. En tout cas «insistants». Blick et «L’illustré» peuvent en témoigner: ce passage quasi obligé pour qui vient de la gare et se dirige en direction du centre-ville s’est fait sous les sifflements et apostrophes répétés de deux revendeurs plantés au cœur du parking de la place d'Armes.
L'angoisse au ventre
Par conséquent, le restaurateur aux racines kosovares refuse poliment de prendre la pose pour notre photographe. «Je ne crains que Dieu, mais je me dois d’être constamment sur mes gardes», glisse celui qui assure avoir été contraint de se défendre physiquement après qu’un dealer lui a serré le cou à l’automne dernier. Il se justifie: «Je ne veux pas que ceux que je dois régulièrement chasser de ma terrasse aient une image de mon visage.»
Une précaution qui trahit un réel sentiment d’insécurité. Une angoisse partagée par peu ou prou l’ensemble des commerçants du coin rencontrés ce jeudi 5 septembre, quand bien même tous soulignent une présence accrue et appréciée des forces de l’ordre «ces derniers jours» face à l'enfer du crack. Une substance particulièrement addictive qui pousse ses accros à commettre des larcins pour se payer leur dose.
Le solide gaillard derrière le comptoir du Legend Bar, qui exploite par ailleurs une autre affaire à Neuchâtel, est catégorique: «Yverdon vit une crise du deal spécifique qui s’intensifie depuis plusieurs mois maintenant. Si cela continue, je réfléchirai à fermer le soir, voire à vendre mon bar. Pour moi, le jour où je devrais me résoudre à payer de la sécurité privée pour pallier les manquements des autorités locales signera la fin de ma présence ici.»
Alors qu’il s’apprête à proposer à sa clientèle la pétition contre le deal de rue lancée par Marianne Dind, ancienne vice-présidente de l’Union démocratique du Centre (UDC) Riviera, Naïm Hoxha jure n’être «ni de gauche, ni de droite». «Je me fiche de tout cela, lance-t-il. Tout ce que je veux, c’est pouvoir travailler en paix.»
La méthode Ramchurn
Mais la solution à «son» problème sera bel et bien politique. Dans les murs de la cité thermale, le premier à avoir allumé la mèche s’appelle Ruben Ramchurn. Ce conseiller communal indépendant, ancien président de l’UDC locale, est un agitateur public revendiqué. Un temps lui-même soupçonné de trafic de stupéfiant, le trublion a finalement été blanchi par la justice.
Dans son temps libre, ce quadragénaire à la carrure de bodybuildeur arrose continuellement son compte TikTok de vidéos concernant les dealers de la capitale du Nord vaudois, où vivent plus de 30’000 âmes. Force est de constater qu’il y rencontre un certain succès, l’une de ses capsules frôlant au moment où ces lignes sont écrites les 270’000 vues.
L’élu, qui avait échoué l’année dernière à faire accepter dans les rangs du parti conservateur Joachim Son-Forget, ex-député macroniste des Français de Suisse interpellé cet été après avoir conduit dans les rues de Paris sous l’emprise de cocaïne, s’était donné pour mission de reprendre le terrain campé par les trafiquants en y organisant des apéros. Les participants et participantes étaient invités à y consommer «du blanc plutôt que de la blanche».
Mais l’un des flyers, sur lequel Ruben Ramchurn avait rebaptisé le Jardin japonais — le parc devant la gare — en «Jardin nigérian» en référence à «la mafia nigériane Black Axe», dit-il, lui a valu une plainte pour incitation à la haine raciale déposée par la Municipalité. Une procédure toujours en cours.
Aujourd’hui, la grande gueule au regard perçant se limite donc aux réseaux sociaux. «Plutôt que de mettre de l’énergie et des moyens pour essayer de me museler, la Ville et la police auraient mieux fait de m’écouter et de s’attaquer au phénomène avant qu’il n’explose, vitupère-t-il. Il faut prendre des mesures fortes: sortir les dealers du centre-ville, les harceler, mettre fin au tourisme de la drogue en limitant l’accès aux structures de la ville aux résidents de la région et faire appel à de la sécurité privée qui n’a pas peur d’aller au contact pour pacifier la zone. Tant que la majorité de gauche en place s’y refusera, rien ne changera.»
Alors que nous nous dirigeons en direction du Jardin japonais, un homme noir venant en sens inverse semble dévisager le conseiller communal. Il s’avance sans trembler. Arrivé à notre hauteur, il enlève son casque audio, bombe le torse… et tend la main à Ruben Ramchurn. «On ne se connaît pas, mais merci pour votre travail», souffle-t-il en continuant son chemin.
L’ex-figure vaudoise de l’UDC ne boude pas son plaisir: «Que croyez-vous? Ce sont les personnes d’origine étrangère qui souffrent le plus du laisser-faire des autorités! Vous imaginez le regard des gens sur vous si vous êtes d'origine africaine et que vous devez traverser l'espace des dealers pour aller travailler ou pour rentrer chez vous?»
Une socialiste «lucide»
Sur les vénérables pavés de la place Pestalozzi, Aurélie-Maude Hofer s’agace lorsqu’on lui dessine les contours d’un éventuel clivage gauche-droite sur la question du deal. «Prétendre qu’une majorité de droite ferait mieux, c’est démagogique, fulmine la conseillère communale socialiste aux cheveux rouge vif. La Ville et la police font leur possible: c’est surtout au niveau cantonal et fédéral qu’il faudrait agir. Ceci dit, à l’heure du budget, si l’on devait débattre de la création de nouvelles unités de police, je me prononcerais favorablement.»
Celle qui a par ailleurs présidé l’organe délibérant de la deuxième ville du canton se dit «lucide» face au «défi» qui touche sa commune. «J’ai personnellement déposé une plainte au nom de mon fils mineur après qu’il a été menacé par un consommateur de drogue armé d’une lame il y a quelques jours, confie la cuisinière de formation. Je constate, comme tout le monde, que la situation s’est récemment dégradée. Mais il faut garder la tête froide: les dealers sont peut-être pressants, mais pas violents. Ce sont les consommateurs, en manque, qui peuvent perdre contact avec la réalité et le devenir.»
Explosion des consommateurs
Une lecture que partage Christian Weiler, municipal libéral-radical (PLR) en charge de la Police. L’édile nous reçoit dans son bureau sans le moindre faste de la rue du Valentin. «Nous constatons que le nombre de consommateurs présents à Yverdon est effectivement en augmentation, bien qu'il soit difficile de donner des chiffres objectifs», détaille-t-il. Pascal Pittet, directeur de la sécurité publique, rebondit: «Nous pouvons vous en donner un: Zone Bleue, qui est un centre d’accueil pour les personnes qui consomment des substances illicites, est passé de 20 bénéficiaires par semaine en temps normal à 80 cet été.»
Comment expliquer cette explosion? «Il y a une surmédiatisation de la problématique Yverdon, ce qui crée un appel d’air, et il y a une augmentation globale de personne en rupture sociale, analyse le PLR. Toutes les structures de soin et d’accueil sont saturées! Même les personnes qui voudraient se lancer dans un sevrage volontaire doivent prendre leur mal en patience. Augmenter le nombre de policiers ne suffirait pas: ce sont les moyens dans les quatre piliers (ndlr: la prévention, la thérapie, la réduction des risques et la répression) de notre politique qu’il faudrait doper linéairement.»
Les délits augmentent aussi
Pascal Pittet met aussi l’accent sur l’importance de «l’application des peines», tout en concédant que des délits liés à la consommation de drogues — les vols notamment — prennent également l’ascenseur sur son territoire. Ce que confirme un agent de terrain, présent à l’entretien, dont nous ne dévoilerons pas l’identité: «Nous ne ménageons pas nos efforts et continuerons sans relâche le combat, même s'il est vrai que cela peut être rageant de constater qu’un dealer interpellé en infraction à la loi sur les étrangers peut continuer pendant des mois avant d’être expulsé.»
Christian Weiler insiste: «Nous avons mis en place un dispositif mutli-services et multi-partenaires et nous allons encore monter en puissance. Je veux faire passer un message clair: Yverdon n’a pas vocation à devenir le réceptacle de toute la misère sociale des environs. Il faut que d’autres structures spécialisées voient le jour. Pour revenir à notre cas, je peux d’ores et déjà vous dire que nous travaillons pour déplacer les personnes présentes aux alentours du kiosque à musique. Nous sommes conscients que cet emplacement ne va pas et faisons tout pour mettre en place une alternative, toujours dans le périmètre du centre-ville, le plus rapidement possible.»
Pour Blick et «L'illustré», la journée s’est terminée là où elle avait débuté: à la gare d’Yverdon. Tandis que plusieurs dizaines de personnes attendent les yeux plongés dans leur smartphone le train de 19h en direction de Cully, un vingtenaire, sac de l’armée sur l’épaule et Dr. Martens usées aux pieds, s’avance sans sourciller vers un dealer. Deux phrases échangées sur le quai plus tard, leurs mains se frôlent et leurs talons se tournent. Une scène banale qui, ici, ne fait même plus lever les nez des pendulaires de leur écran.