Si Lausanne est la capitale suisse du crack, la Riponne en est le temple. Ce lundi 17 juin, comme de coutume, le fameux «string» protège une vingtaine de marginaux du soleil. Par tous les temps, c’est sous ce bout de tissu blanc tendu, en face du Palais de Rumine, que les habitués discutent, s’engueulent et consomment — notamment cette drogue ultra-addictive qui gangrène la Suisse.
Assis sur le mobilier urbain crasseux, quatre adeptes de cette cocaïne cristallisée refusent de témoigner pour Blick. Vêtu d’un T-shirt rouge trop grand pour lui, Paul* est le premier à accepter, d'une poignée de main. En articulant difficilement, le sexagénaire nous invite à causer un peu plus loin, de l’autre côté de la place, sur un banc vert avec vue sur le «string».
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Cela fait au moins 10 ans que Paul fume du crack. Une expérience qui lui permet de s’étonner des résultats de l’analyse des eaux usées, qui place Lausanne en tête du classement de la consommation de crack en Suisse, à égalité avec Coire. Pas déstabilisé pour un sou, l’homme aux dents abîmées a une piste d’explication: «Ici, les flics sont plus laxistes qu’à Genève, Zurich ou Berne. Du coup, les blacks (ndlr: les dealers de drogue noirs) reviennent en nombre. Et ça tourne, il n’y a pas de secret.»
Ce jour-là, une voiture de la police de proximité est stationnée au pied des escaliers de Rumine. Les uniformes bleus font des allers-retours, tantôt pour calmer un début de rixe entre deux hommes, tantôt pour guigner à l’intérieur des toilettes publiques, cette zone de shoot très prisée. «Ils viennent mettre la pression, mais ça ne fait absolument rien du tout. Les mecs continuent à fumer, à préparer et à vendre les produits.»
Difficile de changer les habitudes
Notre témoin anonyme confie avoir des solutions «un peu draconiennes». Il désigne du regard les alentours du nouveau local d’injection, à côté de la Grenette. «Ce qu’il faut faire, c’est supprimer la zone du 'string' et envoyer tout le monde là-bas, assure Paul. Parce que ce n’est pas possible que les gens passent au milieu de la place et voient les gars se défoncer.»
Mais selon Paul, difficile pour les toxicomanes de changer leurs repères, même pour quelques mètres. «Les gars, ils ont leurs habitudes. Ils font leur business là: ils cuisinent, préparent tout et revendent leur dose pour 10 francs alors que ça vaut même pas deux balles.»
Référence à l’une des problématiques récentes du crack: la vente «à la taffe». C’est-à-dire que pour quelques sous, faciles à obtenir en faisant la manche, les clients peuvent tirer sur une pipe toute prête, au lieu d'acheter des cailloux ou de la cocaïne. La pratique existe depuis quelque temps déjà à Genève, mais semble se développer à Lausanne, selon les habitués de la Riponne.
Cuisine de crack à domicile
Paul me le confie, il ne fume pas de cette came-là. «Je traîne pas trop à la Riponne, raconte le Lausannois. Il y a la pression, la qualité est moindre et les quantités sont toutes petites. Moi, je consomme à domicile. Je téléphone, les gars viennent à la maison, prennent leur temps, se posent et me font goûter. Chez moi, tu peux fumer tranquille, pour deux fois moins cher… Et en plus c’est propre. Le choix est vite fait.»
Il indique «cuisiner» lui-même son crack, en achetant sa cocaïne en poudre. «C’est sûr, c’est pas la Colombie. Mais c’est mieux d’avoir un bon crack qu’un crack à moitié cuisiné.» Pour lui, le produit «tout fait» que proposent les dealers ne passe pas le contrôle qualité: «La plupart, ils cuisinent comme des merdes. Et ils rajoutent encore des saloperies dedans, pour augmenter le poids.»
Paul «se limite» à fumer deux boulettes par jour. «Je m’y tiens. Ça me permet d’avoir une hygiène de vie stable, dans mon appartement protégé.» Pour éviter de replonger, il limite donc ses visites à la Riponne. «Ça fait juste chier, parce que j’ai des potes qui sont là… enfin des connaissances», déplore l’homme divorcé. Paul le sait: tous ses camarades consommateurs n’ont pas la chance d’avoir un toit sur leur tête. «Ça me fait chier aussi. Mais à Lausanne, il y a tout ce qu’il faut. Tu peux te doucher à Point d’Eau, tu peux dormir au Sleep-In ou à la Marmotte.»
Foyers, attouchements et viols
La relation de Paul avec la drogue, en particulier l’héroïne, commence à 14 ans. Il y a neuf ans, peu après sa découverte du crack, le sexagénaire arrête l’héroïne, mais aussi la méthadone et «tout le bordel» qu’il a pu essayer dans sa vie.
Seuls restent la cocaïne et son dérivé en cristaux. «Je préfère nettement la coke à l’héro. Je me demande même ce qui m’est passé par la tête d’avoir goûté ce truc.»
Paul reste conscient de sa situation, qu’il ne souhaite à personne: «Pour moi, la toxicomanie, c’est une maladie. C’est le mal-être de la société d’aujourd’hui, c’est tout. Regarde, la moitié des gars sont passés par des foyers, la moitié des nanas se sont fait attoucher ou violer.»
Lui-même dit avoir été mis en foyer à l’âge de quatre ans et avoir été «abusé plusieurs fois». Sous le «string» de la Place de la Riponne, il y a avant tout des gens et des histoires à raconter.
*Prénom d'emprunt