Affirmer que la poussée électorale sans précédent du Rassemblement national (RN) est le reflet d’une France fracturée est une évidence. Constater que, comme ses prédécesseurs avant lui, Emmanuel Macron est aujourd’hui rejeté par une partie du pays est une lucide obligation.
Ces deux semaines de campagne express pour les législatives, après le séisme de la dissolution de l’Assemblée nationale et avant le second tour de ce dimanche 7 juillet, n’ont fait que confirmer ces deux réalités. A tel point que personne ne comprend pourquoi le locataire de l’Élysée, dont l’intelligence est incontestable, s’est engagé de cette façon dans cette voie certes démocratique, mais a priori sans issue pour lui, sa fonction et son avenir, à trois ans de la fin de son mandat, en mai 2027.
L’important, à deux jours d’un second tour historique sans doute marqué par une participation électorale record, n’est donc peut-être pas de mouliner les scénarios. Quels qu’ils soient, les résultats de ce scrutin flécheront de toute façon la direction à suivre: soit un gouvernement exercé comme il se doit par une majorité claire (que le RN paraît selon les sondages être le plus capable d’obtenir); soit un gouvernement d’un autre type, soutenu par une coalition hétéroclite ou cantonné à des «affaires courantes» sous la conduite de personnalités «techniques». Avec, dans son rôle constitutionnel de «garant de l’unité de la nation», un président qui aura de toute façon antagonisé encore plus tous ceux qui ne croient plus en lui et en son leadership.
J’ai tenté, depuis l’annonce de cette dissolution, de comprendre comment le pays en est arrivé là. Et comment une partie importante de la population s’est mise à détester Macron, mais aussi le pouvoir parisien et les élites qui l’exercent, des cabinets ministériels aux plateaux de télévision. Et j’ai fini par le comprendre.
Sprint politique
J’ai compris qu’Emmanuel Macron, toujours dans le sprint politique, dans la disruption forcée et dans le maniement de concepts compliqués et d’ambitions européennes mal acceptées, a fini par incarner une forme d’humiliation permanente. L’entendre parler de «responsabilisation» est devenu insupportable à ces Français convaincus que l’avenir qu’il dessine ne sera jamais le leur, et résolus à préserver avant toute chose ce qu’il leur reste d’avantages acquis, même s’ils creusent chaque année un peu plus le plafond de la dette.
J’ai compris que l’entre-soi politique parisien, incarné à l’excès par le jeune Premier ministre Gabriel Attal, est devenu insupportable à tous ceux qui, le soir, voient la France se déliter sur les écrans de CNews. Les métropoles, à commencer par Paris, sont devenues pour beaucoup de Français un pays à part, où l’État engloutit des montants colossaux d’argent public au profit de populations d’origine étrangères pour qui la République est un mot vide de sens.
Quelles que soient leur vitalité et leurs ressources, ces quartiers, où les élus de La France Insoumise (gauche radicale) règnent en maître, ne sont plus vus par ces Français provinciaux, éloignés des grandes villes, comme des zones à réhabiliter. Ils sont perçus comme un danger. Comme des bombes à retardement que plus personne ne sait désamorcer. Sans parler des faits divers, de la montée de l’insécurité et de la visibilité de l’islam dans l’espace public, incontestables, perçus comme autant d’agressions commises à domicile, par écrans et réseaux sociaux interposés.
Classe moyenne décimée
J’ai compris que les élites sont aujourd’hui des cibles. Ce n’est évidemment pas spécifique à la France. L’effet Trump, amplifié par l’ingénieur en chef du chaos nommé Poutine, déferle à plein sur toute l’Europe, y compris en Suisse. Sauf que la France, révolutionnaire dans l’âme et incapable d’offrir des soupapes démocratiques adéquates comme le référendum ou la décentralisation réelle, y ajoute le goût effréné du grand soir. La classe moyenne décimée ne respecte plus les élus qui ont surfé sur son déclin. La jeunesse populaire préfère TikTok à l’échange et aux débats. La contradiction fâche alors qu’elle enrichissait hier. Les ascenseurs sociaux classiques, en panne depuis longtemps, sont délaissés aux profits de créneaux bien plus lucratifs, à commencer par le trafic de drogue.
J’ai compris surtout que la France de Macron, tout en bouleversements et en ambitions européennes et géopolitiques, antagonise une grande partie de la population de ce pays empreint de culture rurale et tourné sur lui-même. Elle ne leur parle pas, alors que le pouvoir d’achat en baisse dicte au contraire chaque décision de la journée. Il n’y a pas, parmi ces Français, de rejet viscéral de l’Ukraine ou d’admiration pour la Russie de Vladimir Poutine. Il y a juste un énorme ras-le-bol. «Vous nous demandez trop: arrêtez de nous faire ch… Et occupez-vous d’abord de nos affaires», pourrait être leur slogan.
Le poids du ressenti
Le Rassemblement national a compris ce ressenti. Il l’instrumentalise. Il lui fournit, à travers une flopée de candidats ordinaires, souriants et bien habillés comme Jordan Bardella (parisien et professionnel de la politique depuis l'âge de 17 ans), le répit et la dose d’illusions que le carnet de chèques de l’État providence, croit-on, permettra de concrétiser.
L’Europe n’est pas détestée. Trump n’est pas admiré. Ce que cette France ne supporte pas est l’impression que plus personne, au sommet de l’État, ne s’occupe d’elle et tient compte de ses avis, pourtant exprimés en masse lors du «Grand débat national» qui suivit la crise des gilets jaunes.
Si j’étais comme eux…
Je comprends ces Français qui détestent Macron, Paris et les élites. Si j’étais comme eux, sans cesse confrontés à des impossibilités et des normes tombées d’en haut avec ce sentiment d’un grand gâchis inéluctable sans autre exutoire possible que le vote, je partagerais peut-être leur colère. Mais je ne suis pas comme eux. Et ce qu’ils me disent et affirment n’est pas de nature à me rassurer sur un pays où de plus en plus d’experts parlent «de guerre civile», comme s’il était impossible de l’écarter.
J'ai compris. Et c'est bien pour cela que le vote de dimanche a tout pour m'inquiéter.