L’autre jour, un ami français m’a ouvert les yeux sur une réalité: «J’étais chez Carrefour, et il y avait une collecte pour les Restos du Cœur. J’ai acheté quelques articles pour faire un don, tout en me posant des questions: au final, c’est une opération commerciale pour le supermarché. Il n’y a pas de rabais sur ces denrées. Et je m’étonne aussi qu’on paie la TVA.»
Cette anecdote résume un constat général. A première vue, de telles collectes sont généreuses. Mais la générosité vient surtout des clients, auxquels le distributeur demande de «soutenir les Restos du Cœur» en «achetant des produits» pour les donner. Carrefour vend un peu plus à cette occasion, grâce à la bonté des particuliers.
Le géant du CAC40, qui verse des dividendes record à ses actionnaires depuis 2020 tandis qu’il touche des subventions d’Etat depuis des années, aurait pu offrir un rabais sur ces produits destinés au don. Mais ils sont vendus au prix normal et les clients paient même à l’Etat 5,5% à 10% de taxe sur la consommation (TVA). Certes, quand les Restos étaient au bord de la faillite l’an dernier, les grandes enseignes ont annoncé des dons directs, mais ces gestes restent ponctuels. Hors annonces spéciales, le public donne, et le supermarché encaisse.
Les grandes entreprises sont épargnées
Plus généralement, on constate que les efforts demandés à l’Etat ou au contribuable sont rarement exigés des grandes entreprises, de manière à correspondre à leur poids social et environnemental. On ne parle pas ici de la philanthropie volontaire et des politiques d’entreprises. On parle de leur contribution à l’effort collectif via des politiques d’Etat. Or, elles restent souvent dans l'angle mort des politiques, d’où la frustration d’une partie de l’électorat, y compris même des PME qui n’ont pas les mêmes avantages.
Les émissions carbone, elles proviennent d’abord des grandes entreprises. Les faillites bancaires et crises financières, c’est elles. Le dumping salarial lié à l’importation de main-d’œuvre, c’est elles. L’indexation insuffisante à l’inflation, c’est elles. La fonte du 2ème pilier, c’est elles, la flambée des prix de l’immobilier, c’est elles. Malgré leur rôle central, rares sont les politiques qui les mettent véritablement à contribution (à part pour baisser leur fiscalité et faire de la promotion économique).
Flambée des primes maladies
En Suisse, qui mieux que les compagnies d’assurances maladie illustre ce déséquilibre, face à la flambée des primes? On va chercher partout l’argent sauf chez les assureurs, qui ne sont là que pour encaisser. Quand un nombre record d’assurés ne peut plus payer les primes, on ne puise pas dans leurs réserves excédentaires pour freiner cette hausse. Même quand ces réserves sont deux fois plus élevées que le minimum requis par la loi.
On ne tient pas compte de ces réserves dans le calcul des primes, ce qui freinerait l’augmentation. Mais quelqu’un doit payer. Et c’est le contribuable. C’est ainsi qu’avec 6 milliards de subsides étatiques versés aux assurés chaque année, la Confédération et les cantons sont de facto le premier client des assureurs maladie. Dès lors, chacun de nous paie à double, au titre d’assuré et au titre de contribuable.
En parlant d’excédents, relevons les 54% de hausse de l’action UBS sur 1 an, depuis le rachat de Credit Suisse, faisant des actionnaires les grands gagnants de la faillite du CS. Un rachat présenté alors comme une concession pour UBS, alors qu’il représente un gain net exorbitant pour la grande banque, qui n’aura finalement porté aucun coût pour l’opération, entièrement sécurisée par l’argent public jusqu’en décembre dernier.
Cours de l’action UBS, 1 an après le rachat: +54%
Au chapitre des entreprises qui seules sortent gagnantes des crises, rappelons que la création des vaccins contre le Covid par Pfizer/BioNTech et Moderna avait abouti à la création de dizaines de milliardaires. Ceci, sur le dos d’années de financement public de la recherche sur l’ARN messager, apportées par le contribuable, mais jamais remboursées par le privé. Et à la faveur d’une prise en charge étatique de tous les risques commerciaux de ces entreprises, et de millions de produits gaspillés et surpayés par l’argent public.
Dans le même ordre d’idées, le fabricant d’armes allemand Rheinmetall a enrichi ses actionnaires de 350% depuis l’invasion russe de l’Ukraine, pendant que la population payait de sa poche l’hyperinflation des cours de l’énergie.
Cours de l’action Rheinmetall: +300% depuis le 24 février 2022
Autre raison de mettre les entreprises sur le grill: où sont-elles donc, dans la déclaration finale du dernier sommet sur le climat, la COP28? On a vu des pays promettre de «s'éloigner des combustibles fossiles» mais on n’a pas vu d’entreprises faire de promesses. Tout se passe comme si les protagonistes de la décarbonation étaient les Etats. Or ce sont évidemment les entreprises en tout premier lieu. Et les Etats voient leur influence diminuer sur ces dernières. Ce sont plutôt les entreprises qui ont du poids sur les Etats.
Tout le problème est là. A l’heure où les émissions globales de CO2 continuent d’augmenter, et sont au plus haut, des ONG ont montré en détail le travail des lobbies du secteur chimique et d’autres secteurs à Bruxelles pour empêcher que soient implémentés les objectifs climatiques, dont la réduction des pesticides. «Les acteurs non-étatiques pèsent aujourd’hui plus lourd que certains pays», a tenu à rappeler début mars Klaus Schwab, président du Forum économique mondial, lors d’une conférence à Cologny (GE) organisée par le Club diplomatique de Genève. Alors, un conseil. Avant d’aller contribuer à la collecte, regardons d’abord, comme mon ami français, qui, pendant ce temps, encaisse.