C’est l’heure d’une sérieuse introspection pour le Parti libéral radical (PLR). Au terme des élections fédérales de ce 22 octobre, le PLR se retrouve 4ème parti du pays avec 28 sièges au Conseil national. La perte d’un siège lors de ces élections ne prêterait pas tant à conséquence si le PLR n’était pas déjà en baisse constante depuis 2015, et si l’UDC, dans le même temps, n’avait grimpé en flèche pour atteindre 62 sièges. Désormais, le PLR arrive derrière la droite souverainiste, la gauche, et le centre. C’est un processus de fond, un déclin structurel.
Focalisé sur les 1%
Une des principales raisons à cet affaissement de la droite libéale, c’est que les PME, les commerçants et les petits artisans ne se sentent plus représentés par ce parti depuis des années. Avec le creusement des inégalités, le PLR s’est de plus en plus confiné à la défense du segment supérieur des revenus et des fortunes, délaissant le segment économique moins glamour et moins boursier de l’économie réelle.
Ceci s’est produit dans un contexte où le lobbyisme des grandes entreprises a connu un essor fulgurant ces dernières années, tant aux Etats-Unis, que dans l’UE. En Suisse, le PLR a mené campagne pour défendre les multinationales, les banques, les assurances, l’industrie de l’armement. Mais aussi et d’abord les grandes fortunes et riches investisseurs, devenant le parti des 1%. Pendant ce temps, qui s’est soucié de la majeure partie du tissu économique suisse? Qui s’est battu pour la survie des petits commerces face aux géants d’internet? Qui a pensé à soutenir les PME traditionnelles, qui n'étaient pas des startups technologiques sexy levant des millions ou milliards? Qui a pensé au sort des indépendants pendant le Covid?
Le sentiment a prévalu, depuis quelques temps, que la droite avait abandonné les commerçants pour défendre ses plus gros clients et sponsors. Un peu comme certaines grandes banques qui ont cédé à la tentation de délaisser les clients disposant de centaines de milliers de francs, pour se concentrer sur les clients ultra-riches, plus lucratifs. Cette droite libérale chic a phagocyté l’aile radicale au sein du PLR, qui a dès lors perdu la dimension populaire que portait le radicalisme suisse.
Un marché rétréci
Il ne viendrait pas à l’idée de l’actuel PLR, par exemple, de défendre une caisse maladie publique en concurrence avec celles des assureurs privés. Une brèche dans laquelle s’est faufilé avec succès Pierre Maudet, ex-PLR, originairement issu des rangs radicaux et revenu au Conseil d’Etat genevois sous la bannière «Liberté et justice sociale» pour parler aux assurés, aux contribuables et aux entrepreneurs.
On voit ici le problème: la fuite vers le haut du PLR signifie fatalement un rétrécissement du marché politique du PLR, à mille lieues des intérêts du commerçant lambda. Sans être méchants, on pourrait observer qu’un parti qui se consacre aux intérêts des ultrariches ne correspondra mathématiquement plus qu’à un pourcentage infime d’électeurs.
Et que les 14,5% de voix récoltées par le PLR ce dimanche 22 octobre, c’est bien payé, sachant l’étroitesse des intérêts défendus, et cela doit sans doute beaucoup aux moyens financiers déployés pour faire campagne. D’aucuns répondront qu’au contraire, de nombreux Suissesses et Suisses restent attachés aux valeurs de liberté du PLR et qu’ils représentent largement ces 14,5%.
Mais quid de ces valeurs, justement? Le PLR ne s’est pas particulièrement illustré dans la défense des libertés des citoyens. C’est plutôt l’UDC, le parti gagnant des élections du 22 octobre, qui a défendu la liberté de s’exprimer et de s’opposer lors des crises du Covid et de la guerre en Ukraine. Le PLR, lui, a plutôt défendu l’autoritarisme étatique pour soutenir la bourse et les banques défaillantes, plutôt que de défendre la liberté de faire faillite ou la liberté de perdre en bourse, corollaires de la liberté illimitée de gagner.
Pour ne rien arranger, le PLR s’est retrouvé en décalage, depuis un certain temps, avec les idées de son époque et les aspirations des nouvelles générations d’électeurs. Et c’est là l’autre raison profonde de la déroute libérale.
Challengé sur le souverainisme
Tout d’abord, la globalisation économique, l’un des thèmes phares défendus par le PLR, chantre du libre-échange, a été le concept vedette des années 90 et jusqu’à la première décennie 2000. Mais ce concept a connu un revers brutal dès la votation du Brexit (sortie du Royaume-Uni de l’UE, votée en juin 2016) et de l’élection de Donald Trump (janvier 2017).
Il est devenu évident, dès ce moment, qu’après 30 ans de globalisation, des pans importants d’électeurs occidentaux en contestaient les bienfaits et s’opposaient à ses effets mesurables, sur le marché du travail et sur le niveau de vie des salariés. Clairement, une demande de souveraineté et de protection des emplois s’exprimait dans les urnes. A ce moment, le PLR a, au pire, continué à défendre les mantras de la globalisation et du libre-échange, en espérant un «retour à la normale» qui n’est jamais venu, et n’a au mieux, rien dit, échouant à être le parti des solutions en période de crise.
Challengé sur le féminisme et l’écologie
Ensuite, l’écologie et le féminisme ont eu un essor fulgurant en 2017-2019, contribuant à nouveau à «ringardiser» le PLR. Non seulement le parti du business n’avait, là non plus, pas d’axes originaux à proposer dans ces domaines, mais il était plutôt occupé à défendre les intérêts des grands employeurs et des multinationales face aux assauts – forcément coûteux pour ses clients – de l’égalité salariale entre hommes et femmes et des normes environnementales et sociales. Il s’est opposé au projet de loi sur l’égalité salariale en 2018 et à l’initiative sur le multinationales responsables en 2020, entre autres.
Challengé sur le social
Les mouvements féministe et écologique ont, par la suite, connu un brusque arrêt après la crise du Covid et la guerre en Ukraine, tant les projecteurs se sont braqués, cette fois, sur le social. La flambée des prix, la perte de pouvoir d’achat, les inégalités et la paupérisation sont devenus, depuis 3 ans, les premiers sujets de préoccupation des Suisses. Or là non plus, le PLR n’avait pas de proposition claire, occupé qu’il était à protéger les acquis des grandes fortunes et des investisseurs, des assureurs, des propriétaires et des employeurs contre les assauts de la fiscalité et des revalorisations salariales, forcément coûteux pour ses clients.
Au même moment, comme l’a trahi la crise du Covid, de plus en plus de petites et moyennes entreprises, d’indépendants, de commerçants, d’artisans, n’étaient pas prioritaires dans les actions de la droite libérale. Nombre de PME ont dû contracter des crédits, qu’elles remboursent encore aujourd’hui avec peine, pendant que les investisseurs privés les plus fortunés ont, eux, reçu une énorme subvention gratuite et inconditionnelle: l’appréciation boursière la plus spectaculaire de tous les temps, entre 2020 et 2022. Provoquée par l’explosion des planches à billets des banques centrales pendant la crise du Covid, elle a créé un nombre record de milliardaires, au prix d’une inflation record pour la population.
Cette politique n’a profité qu’aux 10% de personnes exposées à la bourse aux USA et en Europe. On croit à tort que tout le monde s’est enrichi à travers les caisses de pension, mais en réalité ces dernières ont faiblement crédité les comptes du 2ème pilier durant cette période, car le taux minimum légal qu’elles doivent verser aux assurés est resté à 1%, et qu’elles ont souvent doté, en priorité, les réserves pour longévité.
A peine la crise du Covid était-elle passée, laissant nombre de PME endettées, et nombre de restaurants et de commerces en faillite, que la chute de Credit Suisse en mars 2023 révélait une capacité de mobilisation autrement supérieure, de la part des autorités emmenées par la ministre des finances PLR Karin Keller Sutter, pour soutenir le secteur bancaire à coups de centaines de milliards s’il le fallait, révélant un deux poids deux mesures ardemment défendu par le PLR. Cela aussi n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd du côté des petites entreprises qui, elles, font faillite sans aucun filet.
C’est ainsi qu’au sein d’une même classe d’entrepreneurs, des divisions peuvent se créer entre les 1% et le reste. Par exemple, la classe des hauts revenus bénéficie de barèmes d’imposition inférieurs aux classes moyennes supérieures. Les grandes fortunes bénéficient de statuts fiscaux privilégiés et ont à leur portée des structures permettant d’optimiser considérablement la charge fiscale et successorale.
Même lorsque ce sont de gros contributeurs cantonaux, ces fortunes paient moins en pourcentage de leurs avoirs. A l’inverse, les entreprises de taille moyenne en Suisse et leur gérants qui dégagent des bénéfices paient le taux plein, s’acquittant d’une triple imposition des revenus sur la société, sur la personne physique et sur la fortune.
Comme il est établi, le PLR est l’un des partis les plus approchés par les lobbies. Ces derniers versent des montants – rarement divulgués – à des élus qui siègent dans des commissions stratégiques. A ce jour, seuls 34% des parlementaires PLR déclarent ces revenus car la loi oblige uniquement les élus à indiquer si un mandat est rémunéré ou non, mais pas à divulger le montant touché. La SonntagsZeitung a par exemple révélé début octobre que «113 lobbyistes suisses font grimper les primes maladie», et on a pu aisément constater que les élus parmi eux appartenaient largement au camp PLR et plus généralement au camp bourgeois.
Quand Thatcher s’avère plus populaire
Lorsqu’on discute des prises de position du PLR, d’aucuns répondent que la droite est ainsi faite, « bienvenue en Suisse », et qu’il n’y a là rien de surprenant. C’est inexact. Il est erroné de penser qu’être de droite consiste à s’aligner systématiquement sur les plus riches et puissants intérêts. Tout parti politique qui accède au pouvoir est censé servir les intérêts de tous les Suisses. Les politiques de droite ne sont pas censées bénéficier aux 1% les plus riches, mais au plus grand nombre.
Même Margaret Thatcher, que l’on considère volontiers comme la caricature de l’ultra-libéralisme, avait promu un «capitalisme populaire» en son temps, en encourageant la classe moyenne à augmenter ses revenus grâce à la bourse et hissant le nombre de détenteurs d'actions au Royaume-Uni de 3 à 11 millions entre 1980 et 1990. Elle avait aussi autorisé dès 1980 le rachat de logements sociaux par les locataires. Mener des politiques de droite en faveur du plus grand nombre, c’est gouverner démocratiquement selon une idéologie donnée. Mais mener des politiques de droite à la seule faveur du segment supérieur, c’est opérer comme oligarchie ploutocratique.
Cette dérive n’est pas propre à la Suisse. Elle est illustrée par la forte multiplication des milliardaires subventionnés par l’Etat et par les planches à billets aux Etats-Unis et dans une certaine mesure en France, où les grandes entreprises ont vu une hausse des subventions depuis l’arrivée de Macron, et les citoyens les plus riches sont moins imposés que le reste de la population. Le PLR a tout à perdre en devenant le parti des 1%. Au final, attirer les électeurs par l’engagement politique plutôt que par l’affairisme: tel est aujourd’hui le défi d’un parti qui s’est trop mué en lobby.