Genève, cité de la paix par tradition, est en train de perdre cette position sur la scène internationale. L’incapacité à dialoguer pèsera sur l’ensemble de l’Europe et peut nous valoir des soucis au plan de l’accès futur à des ressources comme l’énergie, ou à de la main d’œuvre (délocalisations).
Avec la guerre russe en Ukraine, les fronts se sont durcis comme jamais. La Suisse a dû choisir son camp, celui de l’UE et de l’Otan. Une certaine insécurité se fait sentir en Europe quant à l’approvisionnement en énergies et matières premières essentielles, qui sont largement en mains de pays inamicaux comme la Russie et la Chine.
Genève, de son côté, se retrouve embarquée au sein d’une des deux coalitions opposées sur l’échiquier mondial, au moment où paradoxalement, les pays les moins connus pour leur capacité de médiateurs de paix (Chine, Turquie, Arabie saoudite), ont pu exercer ce rôle, y gagnant même une certaine crédibilité. Avec l’alignement clair de la Suisse sur l’UE, il devient difficile pour la Genève internationale de maintenir la posture d’hôte de pourparlers de paix entre puissances ennemies. C’est toute une tradition qui bat de l’aile.
Pourtant, les traces de cette Genève de la paix sont encore bien présentes, principalement en raison de la culture onusienne qui fait encore vivre, dans le quartier des organisations, une terminologie du dialogue et des partenariats «inclusifs» et «multipartites». L’Onu garde aussi la mémoire de la Genève internationale. Sur son site, on rappelle «la tradition et l'esprit uniques de Genève dans la prévention et la fin des conflits violents». Le Palais des Nations avait d’ailleurs accueilli encore récemment des discussions de haut niveau à propos de la Syrie, de la Géorgie ou encore de la Libye.
La question est de savoir quel devenir peut-on espérer pour ce savoir-faire aux racines séculaires, qui doit nous permettre de maintenir le contact avec le reste du monde, coûte que coûte. Et à assurer une certaine pacification des relations afin que des échanges commerciaux restent possibles, qui sont la seule voie de la prospérité. Or à ce jour, ça n’est guerre plus que dans l’enceinte de l’Onu que le mot «paix» a droit de cité. D’après le «Global Peace Index» de 2023, le niveau de paix s’est encore détérioré pour la 15ème année consécutive dans le monde, avec un coût global des conflits chiffré à 17'500 milliards de dollars pour l’année 2022 (dû aux dépenses militaires, pour l’essentiel), soit 13% du PIB mondial.
Même l’action humanitaire, dont la Cité de Calvin a été le berceau, devient difficile à promouvoir quand les camps se figent. Rappelons qu’avec les Conventions de Genève, nous avons vu naître les piliers du droit international humanitaire dans le sillage de l’action du Genevois Henry Dunant (1828–1910), fondateur de la Croix Rouge (CICR).
La Suisse, médiatrice et infirmière du monde, mais aussi centre international d’affaires, c’est fini?
Peut-être pas. Tant que l’ONU garde un siège à Genève, la culture internationale et les différentes visions du monde véhiculées par le personnel diplomatique qui y circule, dans sa vaste diversité, continueront d’y exister. Par ailleurs, des initiatives fleurissent au bout du lac, qui semblent vouloir ressusciter l’esprit du dialogue international. «Nous souhaitons établir un 'nouveau lexique' des relations internationales, celui de la 'paix 2.0, et influer sur le cours des choses'», a souligné Hiba Qasas, directrice exécutive de Principles for Peace (PfP), une ONG fondée en 2021 qui s’est présentée fin août, lors d’une soirée du Club diplomatique de Genève.
«Dans un monde où émergent les puissances moyennes, il est temps [pour Genève] d’explorer une nouvelle approche, celle d’une collaboration radicale», a estimé l’ancien directeur du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Yves Daccord, président exécutif de PfP, s’exprimant à son tour sur invitation de Raymond Loretan, ancien ambassadeur et président du Club diplomatique de Genève.
Cette association fondée en 1976 est soutenue depuis 2008 par la Fondation pour Genève. Si l’on recherche d’où vient le terme de «collaboration radicale», on tombera sur un livre de 2004, signé par un ancien juge californien, Jim Tamm. Ce dernier, lors d’un Ted Talk de 2015, expliquait que pour une collaboration radicale, il fallait se débarrasser de l’attitude défensive (defensiveness): «Lorsque l’on se sent vulnérable, on se met sur la défensive et notre pensée devient rigide; notre quotient intellectuel chute de 20 points et on devient incapable de résoudre un problème.»
L’ONG PfP, qui se veut inédépendante de l’ONU, veut, comme d’autres, continuer à pouvoir résoudre les problèmes en parlant à tout le monde. Que ce soit l’Iran, la Chine, les Etats-Unis, ou les Talibans, il s’agit de dialoguer sans se retrouver otage de la politique, soulignent ses initiateurs, qui insistent sur le fait d’avoir «tout le monde» autour de la table. Un luxe que ne peut s’offrir New York, par exemple (l’autre siège de l’ONU). «Genève permet la diversité des réflexions et la capacité à travailler ensemble», a souligné Yves Daccord.
A cette occasion, Ouided Bouchamaoui, la présidente de l’Union de l’industrie tunisienne, qui a reçu le Prix Nobel de la paix en 2015, a témoigné comment le dialogue «pacifique et inclusif» (entre des parties aux positions irréconciliables) est ce qui a permis de sortir la Tunisie d’une totale paralysie politique en 2013: «Nous parlions à tout le monde.» La paix, explique-t-elle, est aujourd’hui un «processus participatif». Un espoir de voir un nouveau vivier de penseurs et penseuses de la paix faire renaître la diplomatie de la paix à Genève?
En effet, les enjeux sont de taille. Dans un rapport daté du 25 septembre, la banque Pictet identifie comme principales «méga-tendances» la raréfaction des ressources et la démondialisation. «Le désalignement des intérêts de la Chine et de ses alliés par rapport aux intérêts des Etats-Unis et de l’Europe», que soulignent les analystes de Pictet, n’est pas une bonne nouvelle pour les entreprises de chez nous, «qui savent que dépendre de pays avec lesquels les relations se sont détériorées est risqué et peut affecter leur approvisionnement», écrivent les analystes.
Dès lors, il paraît clair que savoir dialoguer deviendra une compétence clé de la Suisse, et par extension de l’Europe, au vu de la position de faiblesse que nous occupons dans le contrôle des ressources, et du besoin qu’ont nos économies des contacts avec le reste du monde pour se développer.