C’est un moment géopolitique qu’on ne devrait pas sous-estimer. Le sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui s’est tenu du 22-24 août à Johannesbourg, n’a pourtant pas reçu l’attention qu’il mérite du côté occidental. Cet événement qui a réuni plus de 40 pays annonce un déclin de l’influence des Etats-Unis et de leurs alliés sur le monde, au profit d’un basculement en faveur des nouvelles puissances émergentes. Il est évident que chez nous, on ne veut pas vraiment le voir, ou l’acter. Alors on se rassure comme on peut, souvent avec des arguments creux. Il reste que les implications sont multiples, et que nous ne semblons pas prêts à les saisir.
D’autant que les BRICS, c’est une alliance d’intérêts qui réunit non plus 5, mais 11 pays. Avec les six nouveaux membres (Arabie Saoudite, Iran, Egypte, Emirats arabes unis, Ethiopie, Argentine), on parle d’un bloc qui représente 37% du PIB mondial et 46% de la population de la planète. Ce nouvel ensemble détiendra 45% des réserves mondiales de pétrole.
D’autres géants comme l’Indonésie ou l’Algérie pourraient les rejoindre dès 2025. Plus de la moitié du monde sera alors réunie au sein des BRICS. Fait notable, les USA et les pays européens, c’est-à-dire l’Ouest, ne sont pas invités à la fête, du moins pas dans un avenir proche. Il s’agit d’une communauté de «nations unies» qui veut explicitement se démarquer du système occidental.
Désaméricanisation du monde
Cette désaméricanisation passe aussi par une dédollarisation, mais qui est mal comprise. Il ne s’agit pas pour les BRICS de promouvoir une nouvelle monnaie de réserve, comme le yuan chinois, pour remplacer le dollar. C’est un raisonnement dépassé, entretenu par des analyses francophones ou anglo-saxonnes ancrées dans le logiciel vétuste d’après-guerre. Le nouveau système des BRICS est multimonétaire. Il n’est pas basé sur les vieux paramètres de 1945. Ces 12 pays vont travailler à la création d’un instrument de paiement basé sur leurs propres monnaies nationales, et n’auront plus besoin de passer par le «guichet dollar» pour convertir leurs changes.
Les USA ont usé leurs cartouches
C’est une lame de fond qui transforme la géopolitique de ce deuxième quart du 21e siècle. La seule manière pour les Etats-Unis de lutter contre ce rouleau compresseur serait d’intensifier les guerres d’intervention, les tentatives de déstabilisation et de coups d’Etat, et la politique de sanctions économiques et financières. Mais leur levier n’est plus le même: l’économie américaine en pâtirait fortement, car s’aliéner l’un de ces pays, c’est se mettre potentiellement à dos d’autres BRICS. Et la dépendance des entreprises américaines envers la Chine reste grande. Un groupe comme Apple peine actuellement à réduire sa production d’iPhones et de tablettes, réalisée à 80-90% en Chine. Plus généralement, la cartouche de l’escalade militaire et des sanctions a déjà été surutilisée par Washington, au point de provoquer un auto-goal qui a rendu le dollar risqué aux yeux de nombreux pays, méfiants de voir leurs réserves gelées en cas de conflit.
La dédollarisation est aussi une dés-euroisation: la monnaie européenne, qui n’avait jamais atteint le statut de monnaie de référence qu’avait atteint le dollar, fera aussi les frais de la géopolitique occidentale. A l’heure actuelle, les options se réduisent et la stratégie atlantiste ne fait même pas l’unanimité à Washington. Nul n’ignore que le surendettement américain empêche de mobiliser autant de ressources que les milliers de milliards dépensés sur l’Irak, la Syrie, la Libye, l’Afghanistan, sans compter le coût démesuré des ingérences dans les affaires intérieures de multiples pays. Le scénario le plus probable est que l’Ouest va s’employer, sur le plan diplomatique, à relativiser, affaiblir, voire subtilement saboter les BRICS, en renforçant d’autres alliances pour mettre l’accent ailleurs. Ce qui se joue est une guerre civilisationnelle: commerciale au départ, elle implique une dimension culturelle, idéologique, et territoriale. C’est une guerre d’empires. Face à la Chine de Xi Jinping qui étend son influence en Asie centrale, l’Amérique de Joe Biden resserre les rangs avec la Corée du Sud et le Japon, désormais les seuls alliés vraiment acquis en Asie.
De manière préoccupante, la couverture occidentale du sommet des BRICS a été trop limitée pour permettre au public occidental de saisir ces enjeux. Les comptes-rendus des médias de l’Ouest, orientés sur les faiblesses des BRICS, ont tous souligné à l’unisson les mêmes problèmes. En gros, rassurez-vous, les BRICS sont assez désunis, c’est un groupe très hétérogène aux intérêts divers, il y a des rivalités entre la Chine et l’Inde, l’économie chinoise ralentit fortement, ils ont chacun leurs problèmes démographiques, etc. Bref, ce sigle de BRICS, ne vous en faites-pas, c’est en bonne partie une façade, une fiction, pas d’inquiétude. Sauf que c’est faux, les intérêts des BRICS sont convergents. C’est une alliance autour d’un projet commun, suffisamment fort pour unir ce groupe: le projet multipolaire. Qui restera sans doute dans l’Histoire comme le projet du 21e siècle.
A cet égard, des constats essentiels doivent être faits.
Premier constat: que ce soit Xi Xinping (Chine), Lula da Silva (Brésil), Narenda Modi (Inde), Vladimir Poutine (Russie), «MBS» (Arabie Saoudite), Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud) ou Al Sissi (Egypte), on assiste depuis quelques années au retour du leader non occidental fort, de type nationaliste, qui nous rappelle les Nasser et Nehru des années 50-60. Ces leaders non alignés, qui défendent ouvertement leur intérêt national, sont pour la plupart détestés par les dirigeants occidentaux. Ces postures fortes n’ont jamais été du goût de Washington, qui seuls s’autorisent à défendre leur intérêt national, alignant les autres pays sur ce dernier. Aujourd’hui, on voit l’ordre américain se dissiper à vue d’œil. En faveur ce cet ordre plus multipolaire qui tendra davantage vers un équilibre des forces de type bismarckien. L’Occident apprend à regarder des événements majeurs se dérouler sans lui, et à accepter que des pays défendent leur propre grandeur, leur propre réussite, sans se préoccuper des intérêts de l’Oncle Sam. C’est un rééquilibrage qui signe la fin du système d’après-guerre.
Deuxième constat: les BRICS ont affiché leur découplage idéologique en invitant en priorité les pays, comme l’Iran, avec lesquels l’Occident est le plus fâché. C’est un véritable pied-de-nez vis-à-vis de l’Ouest. Les BRICS, qui incluent déjà la Russie, réservent un traitement VIP aux ennemis de Washington. Et que dire de la future présidence russe des BRICS au prochain sommet d’octobre 2024 à Kazan? Tout cela montre que les BRICS n’ont ni les mêmes priorités, ni les mêmes inimitiés que l’Occident. L’Ouest paraît soudain esseulé face à un groupe grandissant de pays importants. Sur CNN, on ne s’y est pas complètement trompé. Un commentaire relève qu’inclure des pays ouvertement antagonistes vis-à-vis de l’Ouest, comme l’Iran, pourrait transformer encore plus cette alliance en bloc anti-occidental.
Troisième constat: les relations Sud-Sud, dont on n’entend jamais parler chez nous, ou si peu, prennent une grande importance au sein des BRICS, comme celles entre l’Inde et l’Arabie Saoudite. On aurait tort de ne pas s’y intéresser de près. Le thème du développement des pays moins avancés occupe aussi ce bloc, et offre des attraits pour une Afrique en plein essor. Le concept du développement s’était perdu avec le leadership du Nord-Nord.
Quatrième constat: la critique des dirigeants des BRICS a visé assez directement l’hégémonie américaine. Mais où pouvait-on trouver ces discours en versions intégrales filmées ou retranscrites dans les médias occidentaux? Nulle part. Heureusement, des médias indiens ont offert l’intégralité des vidéos des discours, qu’on peut trouver sur YouTube. Mais comment est-ce possible que la couverture ait été si étriquée chez nous? Ces discours ont forcément intéressé les chancelleries occidentales. Les allusions à l’Oncle Sam ont marqué les propos chinois, russes, brésiliens et sud-africains. On en a quand même eu un aperçu sur CNN, qui cite le point de vue de l’ambassadeur chinois en Afrique du Sud. Il résume bien l’état d’esprit des BRICS: «Face à certains pays qui manient le gros bâton des sanctions unilatérales et prennent des mesures extraterritoriales, les BRICS insistent sur un dialogue et une consultation entre égaux.»
De même, Vladimir Poutine a multiplié, dans son discours, les allusions à Washington, et même redonné sa version des raisons qui l’ont mené à attaquer l’Ukraine, cherchant à légitimer la position russe devant les nouvelles puissances qui comptent dans le monde d’aujourd’hui. Si les médias occidentaux ont surtout relevé qu’il est sous mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, et qu’il a participé de manière virtuelle et non présentielle, l’essentiel était largement ailleurs. La teneur anti-occidentale de son discours était similaire à la Chine: «Nous nous opposons aux hégéomonies de toute sorte et au statut exceptionnel que certains pays aspirent à s’octroyer, et à la politique néocolonialiste que cela implique.»
Pour terminer, les dirigeants ont souligné la nécessité d’un monde multi-culturel, et d’une acceptation d’une diversité des valeurs, pilier du nouvel ordre multipolaire. Face à un Occident devenu très intolérant de ce qui ne lui ressemble pas, et qui donne des leçons et fustige les valeurs des Chinois ou des musulmans, voilà un nouveau bloc qui crée un appel d’air en affirmant sa volonté de dialoguer et d’accueillir cette diversité de valeurs. Et cela, le reste du monde l’entend.
En conclusion, nous passons à côté de ce qui se joue ailleurs. A force de vouloir se rassurer en voyant quelque chose d’anecdotique dans le phénomène des BRICS, on se fourvoie. On se fait croire que ce 15ème sommet était truffé de désaccords, pressés que nous sommes de zapper pour passer à l’actualité suivante, celle qui restaurera l’ordre du monde tel qu’on le connaît, avec Washington et Bruxelles en habituels maîtres de cérémonie. L’image que l’on a des BRICS en Occident est ainsi trompeuse. Il faudra bien se décider à changer de logiciel. Celui de la multipolarité n’est plus celui de 1945.