Ce vendredi, on apprenait qu’UBS a renoncé, après seulement 5 mois, aux garanties de la Confédération et de la Banque nationale suisse (BNS), qu’elle avait obtenues lors du rachat de Credit Suisse. On apprenait même qu’UBS a payé une prime de 200 millions à la Confédération pour la remercier d’avoir mis à disposition ces fonds publics, laissant le contribuable «gagnant» dans l’affaire. Immédiatement, des voix triomphantes venues du PLR et du secteur financier se sont réjouies qu’ainsi on clouait le bec pour de bon aux critiques qui avaient fait preuve de «populisme» en mars en dénonçant le pompage de ressources publiques par les banques.
Le PLR était mal en point
Ces réactions, aussi faciles qu’attendues, échouent totalement à saisir les enjeux. On peut biensûr se réjouir de l’annonce de vendredi dernier. Mais ce qu’il s’agit de comprendre, c’est qu’est-ce qui a motivé UBS à se passer aussi vite des aides publiques? Et qu’est-ce qui a motivé le versement de ces primes à l’Etat? Rappelons que ces gestes répondent en tous points aux critiques formulées il y a cinq mois. Rappelons aussi que les élections fédérales ont lieu ce 22 octobre et que le PLR était mal en point. En perte de popularité suite au sauvetage de Credit Suisse, le parti de l’économie libérale, auquel appartient la ministre des finances Karin Keller-Sutter, devait regagner les faveurs de l’opinion publique à 3 mois des élections. Sinon, les Socialistes avaient des chances d’en tirer profit dans les urnes.
Car qu’était devenu, au moment du sauvetage de Credit Suisse, le credo libéral, quand les députés PLR et les banquiers s’étaient mis à défendre en chœur l’assistance publique à l’économie privée, dans ces proportions inédites, jetant aux orties les idées de «moins d’Etat», de «main invisible du marché», de «responsabilité individuelle» et de «libre entreprise»? Il devenait trop évident que ce credo n’était valable qu’en période de profits et non en période de pertes. Cette situation a-t-elle incité le PLR à soutenir une telle issue pour faire taire les critiques? Sans doute.
L’opération de sauvetage de Credit Suisse par UBS avait reposé sur un soutien public sans précédent, qui s’élevait à plus de 200 milliards de fonds étatiques et nationaux si on additionnait les garanties, prêts et liquidités. C’était 4 fois plus que le sauvetage d’UBS en 2009, dont le bilan était pourtant 4 fois plus grand que celui de Credit Suisse en mars 2023.
Les représentants du PLR avaient donc de bonnes raisons de craindre que la sanction populaire ne tombe dans les urnes lors du renouvellement du parlement cet automne. Et le Conseil fédéral avait toutes les raisons de s’unir autour de l’idée qu’il était temps pour UBS de renoncer à ces garanties, manifestement excessives.
Deux infos gênantes
D’autant que deux informations avaient filtré dans l’intervalle, qui rendaient la situation difficilement tenable. D’une part, on avait appris qu’UBS avait réalisé un bénéfice comptable de 35 milliards, qui apparaîtra dans ses chiffres du 2ème trimestre, publiés ce 31 août. Ces 35 milliards représentent l’écart béant entre la valeur de Credit Suisse comptabilisée au bilan, et la valeur de seulement 3 milliards à laquelle on l’a bradée à UBS. En gros, cela nous signale qu’UBS bénéficie exagérément du prix d’achat dérisoire, et que les protections étatiques sont excessives.
L’information sur ce gain comptable n’est sortie en Suisse qu’après avoir fuité sur l’agence américaine Bloomberg, parce qu’UBS a dû la communiquer aux autorités boursières américaines. Ensuite, on apprenait, de nouveau grâce à Bloomberg, que jusqu’à 35’000 emplois pourraient être supprimés par la nouvelle entité UBS-CS, dont probablement quelques milliers en Suisse. Un colosse qui bénéficie d’aides publiques et qui licencie dans ces proportions: encore un élément qui passe mal.
Il serait ainsi logique que le Conseil fédéral ait soutenu l’idée d’un remboursement rapide de ce qu’UBS devait afin de redonner quelque crédibilité à la vision libérale que la magistrate du PLR, Karin Keller-Sutter, se doit de soutenir, tout en offrant les preuves que l’exécutif, mais aussi son parti, se soucient des poches du contribuable, l’électeur ultime.
Coûts sociaux et fiscaux
Mais le contribuable peut-il vraiment dire qu’il ne subira pas les conséquences de ce rachat? Non. Tout d’abord, les milliers de licenciements attendus en Suisse, cela représente des coûts sociaux qu’à ce jour, on feint d’ignorer. Mais dont l’actualité se fera plus intense après les élections fédérales, à n’en pas douter. Quand on décide d’additionner deux banques dont les activités sont très similaires et les points de vente très proches, on crée les redondances que l’on avait déjà vues à la fusion UBS-SBS en 1997 et ses 13'000 licenciements.
Ensuite, qu’en est-il des éventuels cadeaux fiscaux? Entre 2008 et 2014, UBS et Credit Suisse n’avaient quasiment pas payé d’impôts suite à la débâcle des subprime, grâce à l’instrument du report de pertes. En 2013 encore, UBS bénéficiait de crédits d'impôts alors qu'elle engrangeait des profits et versait des bonus. Avec le rachat de 2023, on pourrait assister au même scénario: UBS a déjà fait savoir qu’elle pourrait recourir au report des pertes, et donc déduire de ses profits futurs les pertes de 7 exercices passés afin économiser des milliards d’impôts. Cela entraînerait un coût fiscal que les fanfarons du jour se gardent bien d’évoquer.
Rappelons que Credit Suisse, en raison de ses pertes des 10 dernières années, avait payé très peu d’impôts sur la décennie écoulée, moins d’une année sur deux. En avril de cette année, la conseillère nationale Katharina Prelicz-Huber (Verts/ZH) avait tenté de remédier à ce problème en déposant une motion pour faire interdire le recours au report de pertes pour des entreprises ayant reçu un soutien de l’Etat.
Mais en mai, le Conseil fédéral a non seulement estimé que ce serait «contre-productif», mais il a rappelé que le Parlement veut rallonger la période légale du report d’impôts de 7 à 10 ans. Au prétexte d’aider les entreprises ayant souffert lors de la pandémie, on aidera aussi de grandes banques bénéficiaires. L’Etat cédera donc tous les bénéfices aux actionnaires. Et à présent qu’UBS n’est plus redevable à la Confédération, l’usage du report d’impôt devient plus probable encore. Il s’agira donc de rester vigilant sur l’utilisation que fera UBS de cette niche fiscale. D’autant que le contribuable porte un autre coût: celui du risque systémique.
KKS pas motivée à réglementer
En effet, parlons du plus important: la réglementation face au risque systémique. Qu’a promis Karin Keller Suter (KKS) dans l’interview qu’elle a accordée ce 12 août à Blick? Rien. A propos de l’idée de prérenniser le versement d’une prime d’assurance par les banques systémiques à l’Etat, en raison de la garantie de sauvetage implicite que l’Etat leur offre de facto, en tout temps, elle répond: «Nous verrons comment adapter la réglementation qui encadre le principe du «too big to fail»». Tout cela reste bien abstrait. «Nous verrons comment» ne suffit pas, surtout après déjà deux épisodes de méga-faillites bancaires qui ont compté sur le soutien de l’Etat, en 2008, puis en 2023.
Si le sauvetage d’UBS en 2008 n’a rien coûté à la Suisse, c’est parce que la banque centrale américaine (la Fed) avait imprimé des milliers de milliards pour racheter l’intégralité des actifs toxiques qui étaient au bilan de toutes les banques. Peu le comprennent, mais c’est uniquement à cela que la Suisse doit son salut au moment du sauvetage d’UBS: la BNS avait alors pu revendre ses actifs toxiques sur le marché, un marché qui n’avait qu’un acheteur: la Fed.
Et ce mois d’août 2023, UBS a versé à la Confédération 200 millions, après avoir eu à disposition plus de 200 milliards: 3 zéros séparent les deux montants. La prime versée par UBS est symbolique, mais le plancher offert aux pertes bancaires, lui, est loin de l’être. C’est parce que ce plancher existe que les grandes banques prennent autant de risques. Cette protection qui incite à la prise de risque s’appelle l’aléa moral, et c’est un principe économique de base. Il faut donc que cette garantie coûte quelque chose aux banques systémiques afin que l’aléa moral créé par ces sauvetages ne pousse pas à la prise d’autres risques inconsidérés à l’avenir. Elementaire.
Le contribuable pas protégé
Ainsi donc, s’il est vrai que le contribuable a été épargné cette fois encore (en dehors de la casse sociale et du risque de cadeaux fiscaux à UBS), qu’en est-il de ce nouveau risque systémique? Ce risque plus grand, créé par la fusion d’UBS et Credit Suisse, ne mérite-t-il pas une réglementation protectrice? N’est-ce pas le contribuable qui porte, chaque jour, ce nouveau risque en cas de future débâcle du nouveau géant systémique? Quelles garanties a le contribuable aujourd’hui? «C'est en premier lieu à UBS de prendre des mesures préventives, car elle est responsable de ses affaires», botte en touche KKS dans l’interview précité. En gros, à présent que tout va bien, la conseillère fédérale joue la carte libérale: on n’intervient pas, c’est l’entreprise elle-même qui va s’autoréguler.
A voir la faible résolution des autorités à protéger le contribuable, la réponse est non, il n’y a pas de garanties contre les nouveaux risques. Il y a des déclarations d’intentions, tout au plus. «Il ne fait aucun doute qu'une autorité de surveillance forte et indépendante est nécessaire», reconnaît KKS. Mais cela était aussi la conclusion tirée en 2008, et c’est de là qu’est née la nouvelle autorité de surveillance, la Finma, sur les cendres de la Commission fédérale des banques. Et à présent? KKS nous dit: «Pour l’avenir, il faut se demander si la FINMA dispose des bons instruments.» Mais elle ne va même pas jusqu’à s’engager pour que la FINMA soit renforcée. «Les clarifications le diront», s’en sort-elle, faisant référence au travail en cours de la Commission d’enquête parlementaire.
En somme, nulle résoluton ferme pour protéger le contribuable d’un troisième sauvetage ne se manifeste à ce jour. La responsabilité est laissée à UBS.
Souveraineté suisse en péril
Au moment du sauvetage de mars, Credit Suisse avait un bilan de 500 milliards et restait plus petite que la BNS, dont le bilan pèse 800 milliards. Le sauvetage pouvait donc encore être crédible. Mais désormais, le nouveau colosse UBS dispose d’un bilan de 1500 milliards, et ne pourrait être sauvé de manière crédible par une banque nationale au bilan deux fois plus petit. Cette fois, le sauveteur est plus petit que le sauvé. Bien que KKS affirme que la Suisse, cette fois, a décidé de manière souveraine du sauvetage de Credit Suisse, les autorités américaines et européennes ont très clairement pesé sur ses décisions et étaient très impliquées en raison de l’exposition de leurs propres places financières à Credit Suisse.
La prochaine fois, préserver la souveraineté de la place financière sera encore moins garanti. Qui sait si le sauvetage ne sera pas directement effectué par les autorités américaines et européennes, sous prétexte que leurs places financières seraient trop exposées à une débâcle d’UBS, et en l’absence évidente d’épaules assez larges des autorités suisses. Mais cela signifierait une mise sous tutelle de la place financière suisse. Cela peut paraître incroyable aujourd’hui, mais c’est un risque que fait peser la nouvelle UBS.
Démanteler ou mourir?
La seule approche pérenne serait de démanteler le colosse en plusieurs entités aux risques individuels raisonnablement gérables par les autorités suisses elles-mêmes. Ou de réglementer en vue de limiter nettement les possibilités d’expansion du nouveau géant dans les activités à risque, comme celles en lien avec les fonds spéculatifs, qui ont surexposé puis coulé Credit Suisse. Ce type de plans doit être envisagé dès à présent. «Je ne peux que souhaiter qu’UBS réduise considérablement les secteurs d'activité à risque», dit KKS. Mais «souhaiter» n’est pas gouverner. «C’est à UBS de décider», répond-elle à la question de scinder Credit Suisse. Mais cela non plus n’est pas valable quand l’intérêt public est en jeu.
Le rôle du gouvernement est d’anticiper les risques avec sérieux et de prendre les mesures qui sont dans l’intérêt public - ce qu’il a montré qu’il savait faire au moment du rachat forcé, et durant la pandémie - et non de faire des déclarations sans engagement. Ni en pavoisant pour 200 éphémères millions de gains de la Confédération. Car les risques systémiques dont on parle ici, eux, se chiffrent non pas en centaines de millions, mais en dizaines de milliers de milliards (cela fait 5 zéros de plus, pour qui en doutait). Et de s’en occuper même une fois les élections fédérales passées, même une fois les dés politiques jetés pour cette législature. Car le jour où le scénario de l’impossible devient possible, ce sera évidemment trop tard.