Oxfam nous l’a appris: les 1% les plus riches émettent autant de CO2 que 5 milliards de personnes. Au sein de ces 1%, la catégorie la plus polluante est celle des 0,1%, à savoir les milliardaires. Ce n’est pas très étonnant lorsqu’on sait que 8 millardaires possèdent autant que 3,6 milliards de personnes. Collectivement, on peut dire que les quelque 3'200 milliardaires représentent aujourd’hui la 3ème puissance économique mondiale, avec plus de 12'000 milliards de fortune combinée, un poids de richesse qui se classe juste derrière les États-Unis et la Chine. Et cela se voit en termes d’émissions de CO2.
Les plus grandes fortunes représentent toute une économie de haute consommation de ressources, d’immobilier, jets privés, yachts, piscines, hélicoptères... Un style de vie démesurément polluant. Un yacht qui coûte 200 millions de francs et mesure 100 mètres, représente l’un des objets les plus nocifs sur terre pour l'environnement et les océans. Il consomme 1'200 litres d'essence diesel par heure, coûte 300'000 francs pour faire le plein et produit autant de carbone sur une dizaine de milles nautiques qu'une voiture en produit en une année.
Tout cela, on le sait. Dès lors, cet état de fait impose des réflexions d’ordre politique: cela doit inciter les citoyens à exiger une responsabilité sociale et environnementale des 1%, et plus particulièrement de la catégorie des milliardaires et fondations qui les représentent, qui soit à la hauteur de leur impact. Aujourd’hui, l’opacité règne en la matière.
«Haine anti-riches»? Mais non!
Ici, il faut d’emblée prévenir quelques arguments fallacieux typiques. Tout d’abord, demander une correction de la gouvernance de nos démocraties sur ce plan, ne relève en rien d’une «haine anti-riches», ou d’une «démagogie anti-milliardaires», comme des observateurs doctrinaires ou peu instruits ont typiquement le réflexe d’ânonner sur les réseaux sociaux. La gouvernance de nos démocraties est obsolète sur certains plans, car elle ne s’est pas adaptée à ce nouveau siècle toujours plus inégalitaire qui exige clairement une répartition plus adéquate des coûts et des profits dans la société.
Autre argument fallacieux, c’est de dévier le sujet non sur les individus, mais sur les pays, et d’objecter que la Suisse n’est qu’un minuscule pollueur, puisqu’elle se trouve à la 71ème place en termes d’émissions de CO2, soit à peine 0,1%. L’argument est confusionniste à plus d’un titre. Déjà, on n’examine pas ici le problème par pays, mais par groupe de revenus. Et c’est clairement les 1% les plus riches du monde, en tant que groupe social défini par les revenus et non par le territoire, qui ont le comportement le plus polluant et de loin.
Ensuite, même si on mesurait par pays, l’argument resterait faux: Emmanuel Macron avait déjà utilisé à tort cet argument typique de l’ultra-droite en affirmant que la France, c’est seulement 1% des émissions mondiales de CO2. Or 97% des pays du monde ne sont responsables, chacun, que de 1% ou 2% des émissions. Donc à peu près tous les pays du monde pourraient dire: «Je n’émets que 1% ou 2% de CO2, donc ce n’est pas moi le problème». «Mais quand 97% des pays disent cela, personne ne fait rien», comme l’explique très bien un chroniqueur dans cette vidéo.
En outre, il est intellectuellement malhonnête de comparer les émissions des pays sans prendre en compte leurs populations. Par exemple, l’Inde produit 7% des émissions de CO2, soit 7 fois plus d’émissions que la France, mais avec une population 20 fois supérieure. Ce qui serait vraiment honnête serait de prendre en compte les émissions par habitant. Si tout le monde sur terre émettait autant qu’un Français, on aurait besoin de 2,7 planètes pour soutenir notre mode de vie tout sauf durable. Combien faudrait-il de planètes si tous les humains polluaient comme les milliardaires?
Les émissions par pays ne veulent rien dire
Ensuite, pour revenir à la Suisse en tant que pays, dans les 0,1% d’émissions des Helvètes, on ne compte pas les émissions importées. C’est-à-dire toutes les émissions nécessaires pour fabriquer ce qu’on consomme ici. Examiner l’impact de la consommation des Suisses, ce n’est pas calculer uniquement ce qui est émis sur leur territoire. Pour connaître l’impact carbone des consommateurs helvétiques, il faut intégrer tout le travail délocalisé et l’activité minière, générés ailleurs et comptabilisés sur les autres pays, qui ont été nécessaires pour fabriquer et acheminer cette marchandise finalement consommée chez nous.
Et le bilan devient alors beaucoup plus élevé. En bref, le lieu de consommation ne suffit pas, il faut évidemment inclure l’impact de la production. Enfin, si on prend en compte l’historique des émissions, c’est-à-dire tout ce qu’on a émis depuis la Révolution Industrielle, il n’y a pas de doute, les pays occidentaux sont ceux qui ont le plus pollué.
Même tarif que les entreprises
Mais revenons à la pollution des 1% les plus riches. Le principe démocratique veut qu’à partir d’une certaine taille critique et d’un certain impact sur la collectivité, il faut rendre des comptes. Une divulgation d’informations transparente des activités des 1% est nécessaire, au même titre que les rapports des entreprises. De plus en plus, les familles fortunées bénéficient des mêmes privilèges fiscaux que les institutions; elles devraient aussi en avoir les mêmes devoirs de transparence. Une instiution a des comptes à rendre.
Grâce au travail d’une ONG, l’Alliance Climatique Suisse, on a par exemple appris ce 21 novembre que la Banque nationale suisse (BNS) investit 9 milliards de dollars dans des entreprises de fracking, bien qu'une majorité de cantons se soient prononcés contre cette méthode ultra polluante d’extraction de pétrole et de gaz. Aujourd’hui, il faut le même degré d’information sur les fortunes privées. Grandes fortunes, fondations et multinationales, même tarif. Ces entités ne peuvent échapper à ce type de responsabilité, de par leur poids et leur impact.
Leurs comportements individuels ne concernent pas qu’eux, mais la société au sens large. Et pour reprendre le lexique RSE («responsabilité sociale et environnementale») des académiques anglo-saxons, les citoyens deviennent à ce titre les «stakeholders» ou parties prenantes et concernées, en droit de réclamer des formes d’«accountability» (responsabilisation).
Transports et placements divulgués
Le reporting détaillé des activités des 1%, dont le bilan carbone de leurs déplacements, consommations et investissements et son évolution année après année, devraient être accessibles au public, qui en subit les effets. La société civile pourrait ainsi s’informer et, au même titre que les stakeholders de la BNS ou des multinationales, avoir son mot à dire et être en mesure d’exercer une pression positive.
Ce constat est d’une telle évidence, que l’on se demande comment, dans un monde où l’on ne cesse de parler de «durabilité» et de «RSE» des grandes entreprises et des institutions financières, ce devoir des représentants individuels et privés de l’ultra-richesse demeure encore aussi négligé.
Complaisance dommageable
Or que voit-on? À l’heure où on vante la nécessité d’investir dans la «finance durable» et ses critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), les détenteurs des plus gros capitaux sont ceux qui sous ces critères, ont le bilan le plus néfaste. Face à cela, on ne voit que complaisance politique et médiatique et zéro exemplarité. Surtout lorsqu’il s’agit des milliardaires les plus médiatiques et influents comme Bill Gates, Jeff Bezos ou Bernard Arnault, donateurs de campagnes et soutiens de nombreux médias, qu’il s’agit surtout de ne pas inquiéter avec ce type de réclamations.
À ce sujet j’avais démontré dans mon ouvrage «Désinformation économique», paru en 2022, comment les soutiens conséquents de fondations milliardaires comme celles de George Soros et de Bill Gates influençaient la ligne éditoriale des médias bénéficiaires: à chaque révélation ou enquête qui paraissait ailleurs, sur une affaire d’évasion fiscale pour l’un, ou sur le lobbying pro-OGM pour l’autre, les médias financés par ces derniers restaient silencieux. Il est évident qu’un journal soutenu par une fondation ne publiera pas d’enquêtes négatives sur cette dernière et sur les philanthropes qu’elle représente. Et aujourd’hui, c’est l’écologie qui ne peut être correctement défendue.
Impôt vert, philanthropie verte
La première chose est donc de réclamer une réduction de ces émissions. À cela peuvent s’ajouter des solutions, déjà appliquées dans le cas de diverses grandes entreprises. Comme l’activisme actionnarial. Il s’agit d’acquérir des parts dans des entreprises liées à ces grandes fortunes, et de les pousser de l’intérieur à changer de comportement. Concernant les fondations, seul un changement de lois en Suisse et en Europe pourrait mettre fin à l’opacité qui règne actuellement dans cet écosystème et imposer par exemple un rapport périodique de durabilité à ces structures, mais aussi à leurs fondateurs individuels, dont le comportement en privé ne relève pas seulement de la seule sphère privée, comme déjà expliqué, dans la mesure où il a des retentissements sociétaux et environnementaux.
Autre possibilité: un impôt vert, prélevé par les États sur les plus gros pollueurs, individus et entreprises, et dont les recettes seraient réinvesties dans les politiques publiques de transition écologique. Sur un mode plus libéral, il s’agirait au minimum d’encourager une philanthropie verte, en incitant les fondations privées à donner plus en faveur de projets environnementaux. Ceci, en échange d’une déductibilité d’impôts pouvant aller jusqu’à 30%, 40%, voire 50% du revenu comme aux États-Unis. À ce jour en Suisse, au maximum 20% pourraient être déduits du revenu net au titre de dons, que ce soit pour les ménages privés ou pour les entreprises. Une telle politique ne doit en aucun cas servir de caution sociétale et s’interpréter comme un «permis de polluer» ou dispenser les donateurs d’une réduction de leurs émissions.
Une responsabilité partagée
En somme, pour que les choses changent, il faut à la fois une implication plus forte de l’État, en termes de politique fiscale ou d’incitations fiscales, mais aussi de la part des médias afin de mieux couvrir ces sujets, avec la distance et l’indépendance qui s’imposent, puis des citoyens et des ONG, afin de sensibiliser le public et les politiques.
Nul besoin d’attendre que des partis Verts viennent au pouvoir: régler ce problème de gouvernance relève en réalité de la politique économique du 21ème siècle. Le rôle d’une politique économique a toujours été de gérer et de répartir correctement le coût des externalités négatives. Et dans ce cas précis, il s’agirait de cesser de socialiser ces coûts. La solution équitable est de les internaliser, en les renvoyant à l’«expéditeur», à travers une responsabilisation de ce dernier. Une tâche qui imcombe clairement à l’État si ce dernier parvient encore à agir comme intermédiaire, arbitre et régulateur de sociétés devenues si inégalitaires et déséquilibrées, ce qui est loin d’être acquis.
Reste donc la question: l’État saura-t-il faire payer aux 1% (et surtout aux 0,1%, à savoir les milliardaires) la juste facture de leur pollution, ou va-t-il continuer à laisser le coût de ces externalités négatives retomber disproportionnellement sur la collectivité?