La situation est extrêmement tendue dans les alentours de la centrale nucléaire ukrainienne de Zaporijia. Des projectiles s’y abattent presque quotidiennement et les Russes ont pris le contrôle de la zone. Afin de mieux évaluer la situation, une équipe d’experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) s’y est rendue lundi.
Dix ans après Fukushima, le monde craint une nouvelle catastrophe nucléaire. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky affirme qu’un tel accident toucherait également l’Union européenne (UE). Blick s’est entretenu avec Annalisa Manera, professeure de systèmes nucléaires et d’écoulements polyphasiques à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) à ce sujet.
État des lieux de la centrale nucléaire de Zaporijia
Le site de la centrale nucléaire de Zaporijia abrite six réacteurs d’une puissance de près de 1000 mégawatts chacun, dont deux sont actuellement en service. Ils constituent le cœur de la centrale et alimentent en électricité presque tout le sud de l’Ukraine. Le terrain sur lequel se trouvent les réacteurs est situé sur le fleuve Dniepr. Celui-ci sépare actuellement les deux camps.
La centrale nucléaire se trouve sur un territoire contrôlé par les Russes, tandis que l’autre rive est en territoire ukrainien. C’est la raison pour laquelle il y a beaucoup de tirs dans cette zone, les Russes étant accusés d’utiliser la centrale nucléaire comme bouclier. Le site de la centrale nucléaire est très sécurisé et s’étend sur plusieurs kilomètres. On y trouve notamment une caserne de pompiers, mais aussi un dépôt intermédiaire pour les éléments combustibles usés qui continuent à émettre de la radioactivité.
Principe de fonctionnement d’une centrale nucléaire
«Le but de toute centrale est de produire de l’électricité», explique Annalisa Manera. Cela se fait grâce à un générateur relié à une turbine alimentée par de la vapeur d’eau. La différence entre une centrale nucléaire et les autres centrales électriques (pétrole, charbon, gaz) est que rien ne doit être brûlé pour chauffer l’eau.
Au lieu de cela, la chaleur est générée par la fission d’atomes. Pour ce faire, on utilise de l’uranium, un matériau légèrement radioactif. Lorsque celui-ci est divisé, des neutrons sont produits, qui fendent d’autres noyaux d’uranium. «C’est ce qu’on appelle une réaction en chaîne», définit la scientifique.
Quelles sont les mesures de sécurité dans une centrale?
Dans chaque centrale nucléaire, diverses mesures permettent de contrôler cette réaction en chaîne et d’éviter une éruption radioactive. «La première, ou la plus interne dans un réacteur, est la gaine du combustible», détaille la professeure. Il s’agit d’un tube métallique scellé qui contient les substances radioactives produites par les réactions en chaîne.
«Le cœur du réacteur est constitué de plusieurs milliers de ces tubes, appelés barres de combustible.» L’objectif premier est de veiller à ce que ces barres de combustible ne s’échauffent pas trop, sans quoi elles fondraient.
Comment empêche-t-on les tubes de fondre?
«Les barres de combustible se trouvent dans la cuve du réacteur», explique Anna Manera. Celle-ci constitue la deuxième barrière et se compose d’une cuve en acier inoxydable d’une épaisseur d’environ 25 centimètres.
Elle doit empêcher que quoi que ce soit puisse pénétrer dans le cœur du réacteur ou en sortir. La cuve du réacteur fait partie du circuit primaire de Zaporijia, qui en compte quatre au total.
Y a-t-il d’autres mécanismes de sécurité?
La troisième barrière – la plus extérieure – de chaque réacteur est la tour grâce à laquelle on reconnaît de loin qu’il s’agit d’une centrale nucléaire. Elle s’élève vers le ciel à plusieurs mètres de hauteur.
Cette tour se compose de deux structures distinctes: la structure interne est une enveloppe en acier inoxydable de plusieurs centimètres d’épaisseur. La deuxième enveloppe est une structure de 1,6 mètre d’épaisseur en béton armé. Elle doit protéger contre les événements externes tels que les crashs d’avion, les inondations ou justement les impacts de munitions.
«Le cœur du réacteur est donc triplement protégé, conclut la professeure. Tous ces systèmes disposent en outre de leurs propres mécanismes de sécurité et sont conçus de manière à être redondants, séparés physiquement les uns des autres et basés sur des principes physiques différents.» Ce n’est qu’en cas de défaillance de tous les systèmes de sécurité des trois barrières que la radioactivité peut s’échapper.
Qu’est-ce qui tourne mal en cas de catastrophe?
«Un grand nombre de circonstances malheureuses ont conduit à la catastrophe de Fukushima, rappelle Annalisa Manera. Ces circonstances ne peuvent pas se reproduire de la même manière en Ukraine.»
À l’époque, un tremblement de terre avait endommagé les lignes électriques. Ce qui aurait entraîné la mise en marche automatique des moteurs diesel de secours pour continuer à faire fonctionner le système de refroidissement du réacteur. «Cela aurait également fonctionné si le tremblement de terre n’avait pas été suivi, moins d’une heure plus tard, d’un tsunami qui a également mis hors service les moteurs de secours.» À Zaporijia, ces générateurs sont mieux protégés contre les influences extérieures, ce qui n’était pas le cas à Fukushima, où les éléments combustibles n’étaient plus refroidis et ont fondu. La première barrière était rompue.
«La deuxième – la cuve en acier inoxydable – a été rompue parce qu’il n’y avait pas de système pour refroidir la cuve du réacteur de l’extérieur», souligne encore la scientifique. Sur cet aspect-là également, la situation est différente à Zaporijia. À Fukushima, de l’hydrogène aurait ainsi pu s’échapper et provoquer des explosions suffisamment puissantes pour endommager également l’enveloppe extérieure du réacteur. Toutes les barrières ont alors été brisées et la radioactivité s’est échappée. «De telles explosions d’hydrogène sont très improbables à Zaporijia, car des mesures de sécurité appropriées ont été prises spécialement à cet effet», assure la professeure.
Les craintes d’accident sont donc infondées?
Non. Bien qu’une catastrophe naturelle y semble peu probable, «la guerre représente un grand danger. Le fait que les Russes et les Ukrainiens laissent le réacteur en marche et utilisent la région comme champ de bataille est totalement irresponsable et imprudent» met en garde Annalisa Marena.
Pour l’instant, les murs de sécurité tiennent, car la centrale ne fait que recevoir des tirs perdus. «En revanche, s’ils sont bombardés de manière ciblée, ils finiront par céder, prévient la professeure. Mais ni les Ukrainiens, ni les Russes, n’ont intérêt à ce que cela se produise.»
Y a-t-il d’autres dangers que les tirs directs?
Si la destruction de la coque peut être pratiquement exclue, il existe un risque que le bombardement endommage toutes les lignes électriques, comme cela s’est produit à Fukushima. «Dans ce cas, le réacteur s’arrêterait automatiquement et le moteur diesel de secours serait mis en marche», prévoit Annalisa Marena.
Contrairement à Fukushima, les moteurs diesel sont certes protégés contre les influences extérieures. Toutefois, le diesel s’épuisera au bout de quelques jours. Il y a quelques jours seulement, les ingénieurs sur place ont établi un plan d’urgence qui leur permet d’avoir du diesel pendant dix jours. Une fois cette période écoulée, sans que l’on ait fait l’appoint, le réacteur restera sans refroidissement.
«À ce moment-là, le combustible au cœur de l’installation s’échauffera et finira par faire fondre les tubes», explique Annalisa Manera. Comme à Fukushima. Mais contrairement à ce qui s’est passé là-bas, les autres barrières de sécurité resteront intactes, estime l’experte.
Que se passerait-il en cas de catastrophe?
Il est difficile de prévoir ce qui se passera exactement dans le pire des scénarios. Cela dépend surtout des conditions météorologiques. Une chose est sûre: plus on s’éloigne du centre de l’explosion – le réacteur –, plus les effets radioactifs sont faibles.
Wolfgang Raskob et son équipe, de l’Institut de technologie de Karlsruhe, ont créé des modèles de projection. Ces derniers ont été conçus en s’appuyant sur l’hypothèse de la destruction d’un réacteur à Zaporijia et de la libération d’environ 10% de la radioactivité qu’il contient, soit à peu près autant qu’à Fukushima. Tous les calculs montrent que les zones autour de la centrale nucléaire seraient, logiquement, particulièrement touchées.
En cas de vents forts, la Russie ou la Turquie pourraient également être atteintes, comme l’a déclaré Volodymyr Zelensky. Les scientifiques ont calculé qu’à chaque dixième explosion de la centrale nucléaire, la situation météorologique serait telle que le nuage radioactif pourrait être poussé jusqu’en Suisse.
Cela serait-il dangereux pour la Suisse?
«Non, assène Annalisa Manera. Les particules radioactives qui parviendraient en Suisse seraient trop faibles pour avoir des conséquences.» La situation est en revanche différente autour de la centrale nucléaire. Les habitants de la région seraient exposés à des radiations si fortes qu’ils auraient de graves problèmes de santé à long terme. Cela ne se manifesterait toutefois que bien plus tard.
Depuis la catastrophe de Fukushima, une seule personne a été diagnostiquée d’un cancer de la thyroïde. L’organisation «Médecins internationaux pour la prévention de la guerre nucléaire (IPPNW)» critique toutefois le fait que jusqu’à présent, des recherches systématiques n’ont été menées que dans cette direction.
En revanche, depuis 2011, les enfants de la préfecture sont soumis tous les deux ans à un dépistage par ultrasons. Au cours des trois dernières séries d’examens, 20 fois plus de cas de cancer auraient été détectés que ce à quoi on aurait pu s’attendre sur la base de l’incidence de base. En outre, le taux de dépressions, de suicides et de troubles de stress post-traumatique serait toujours plus élevé dans les zones contaminées.
Comment faire pour éviter ce scénario?
«Il serait judicieux d’arrêter le réacteur», propose Annalisa Manera. Certes, celui-ci produirait encore de l’électricité et devrait être refroidi, mais la chaleur diminuerait constamment. Plus le réacteur serait arrêté longtemps avant d’être détruit, moins les conséquences nucléaires seraient importantes. Inconvénient de cette décision: la quasi-totalité du sud de l’Ukraine serait alors privée d’électricité. Il serait donc nettement préférable de déclarer la zone de la centrale nucléaire comme zone démilitarisée.
Annalisa Manera n’est pas la seule à le demander. De nombreux chefs d’État occidentaux et d’autres scientifiques le font également. Mais la Russie s’y refuse jusqu’à présent. Officiellement, elle explique que le gouvernement de Kiev ne peut pas assurer la sécurité des installations nucléaires en raison de la guerre. Malgré tout, l’espoir demeure de trouver une solution diplomatique.