Cela fait moins de trois ans qu’il est terminé, mais le siège du groupe Swatch est déjà devenu l’un des bâtiments les plus emblématiques de Bienne. Dans le genre haut en couleur, son patron n’est pas mal non plus: Nick Hayek, 67 ans, a convié le rédacteur en chef du groupe Blick Christian Dorer pour un entretien dans son étonnant bureau ou trône… un drapeau pirate.
La devise des pirates, c’est «Cassez les règles et provoquez». C’est cela, que vous voulez exprimer avec ce drapeau à la fenêtre?
Il est accroché à l’extérieur, pour que tout le monde dans l’entreprise puisse le voir. Nous avons besoin de cet état d’esprit en permanence, de ne pas accepter les choses «comme elles l’ont toujours été» mais chercher au contraire l’innovation sans relâche. Il faut briser les règles et c’est en ce sens que la MoonSwatch est une provocation!
Vous ne ressemblez pas aux autres grands patrons, vous voulez toujours innover, casser les codes… Où est-ce que l’on trouve les ressources pour se réinventer en permanence?
Deux choses sont nécessaires: de l’humour et de l’indépendance. Nous avons une vraie culture de l’indépendance — personne ne peut nous dicter nos comportements. Ni la bourse, ni nos objectifs chiffrés ni l’opinion des journalistes. Et encore moins notre code de conduite.
La provocation, ça vous amuse?
Non. La preuve: je demande toujours aux gens si ça les dérange avant de m’allumer un cigare, par exemple. Mais je ne veux pas que les règles dictent les comportements des gens. Chacun peut faire ce qu’il veut dans la vie — la seule condition, c’est d’être indépendant financièrement et ne pas avoir de dettes. Heureusement, nous pouvons faire ce que nous voulons.
Faites-vous partie de ces «micromanagers», comme on les appelle, ceux qui veulent tout gérer jusque dans les plus infimes détails?
Cela dépend de quoi on parle. C’était le cas pour la MoonSwatch, où j’ai tout contrôlé du début à la fin du projet.
Pourquoi? Parce que personne ne pouvait savoir mieux que vous?
Non. Parce que je voulais apporter une contribution créative. Vous savez, je suis réalisateur de cinéma de formation. Lorsque vous réalisez un film, vous devez tenir toutes les ficelles en main.
Il ne s’agit pas d’en savoir plus que les autres — le réalisateur n’est pas non plus omniscient. Mais il doit motiver l’équipe pour obtenir le résultat qu’il souhaite. La motivation passe par l’envie, le plaisir et la prise de risque. Dans le cas de la MoonSwatch, le secret est que tout le monde a joué le jeu parce qu’ils étaient enthousiastes. Personne n’a pensé aux risques éventuels.
La MoonSwatch n’est disponible que dans certains magasins, et en nombre limité. N’est-ce pas qu’une simple opération de communication?
Il ne s’agit pas d’une édition limitée: la montre continue d’être produite en permanence. Mais la demande est si forte que des mois après le lancement, des centaines, voire des milliers de personnes attendent devant les magasins parce qu’elles veulent cette montre.
Les critiques disent que cet objet, dont le prix est tout de même de 250 francs, est une Omega bon marché. Cela ne nuit-il pas à l’image de luxe d’Omega?
Bien au contraire. La Moonwatch classique d’Omega profite également de ce boom — les jeunes connaissent désormais l’histoire de cette montre qui a marché sur la lune. Ses ventes ont augmenté de 50%. C’est précisément ce dont l’industrie horlogère a besoin: montrer au monde les pièces iconiques fabriquées en Suisse et les histoires qui se cachent derrière elles.
Les smartwatches aussi sont en plein essor. Avez-vous sous-estimé cette évolution?
Je ne l’ai pas sous-estimée, c’est un tout autre marché. Il y a les montres intelligentes et il y a les montres traditionnelles. Nous ne sommes pas une entreprise qui produit de l’électronique grand public, nous ne faisons pas de téléviseurs ni de téléphones mobiles. Vous pouvez aussi lire l’heure sur ces appareils!
Chez Tissot, nous avons une smartwatch qui a beaucoup de succès, vous n’avez pas besoin de la recharger pendant six mois. C’est un autre marché qui nous permet de réaliser quelques ventes supplémentaires.
En Chine, de nombreuses usines sont encore fermées, les problèmes d’approvisionnement sont importants, les matières premières sont rares… Dans quelle mesure cela affecte-t-il le Swatch Group?
Nous avons 150 usines en Suisse et pas une seule en Chine. Nous faisons tout nous-mêmes et avons d’importants stocks. Si vous faites allusion à l’or, aux diamants ou à d’autres matières premières, nos réserves suffisent pour quelques années.
L’incertitude est grande: la guerre en Ukraine, l’inflation, la menace d’une pénurie d’énergie… Sentez-vous déjà un changement dans le comportement des consommateurs?
Non. Les clients veulent encore se faire plaisir. Il y a tellement d’informations négatives… Toute cette propagande, quel que soit le camp. Les deux belligérants en font — c’est comme un instinct grégaire. En ce moment, tout le monde est excité. Nous devrions tous respirer un peu, prendre du recul et réfléchir aux raisons de cette longue période de paix dans le passé.
La situation actuelle en Europe vous effraie-t-elle?
Oui, ô combien! La réaction de nos politiques et de nombreux journalistes me fait également peur. Vous aussi, prenez un peu de recul: c’est la diplomatie qui a mis fin à la guerre froide. Mais la diplomatie, c’est aussi parler derrière des portes fermées et pas devant tous les journalistes.
Vos boutiques en Russie sont fermées. Quelle est la situation pour les employés?
Ils sont tous ébranlés. Les Russes ressentent exactement la même chose que nous: pour eux aussi, ce qui se déroule en Ukraine est une catastrophe terrible. Cette guerre est une énorme erreur. Chaque guerre est une erreur.