Expulsés, sans droit de retour
Philip Sands raconte le calvaire des habitants expulsés des îles Chagos

Avocat international, Philip Sands est un maître des récits historiques. Dans «La dernière colonie», il raconte l'expulsion des habitants de l'archipel des Chagos par le colonisateur anglais. Pour faire place à la base militaire américaine de Diego Garcia.
Publié: 06.11.2022 à 15:56 heures
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La Cour internationale de justice (ici, photo d'archive prise en mars 2020), basée à La Haye, a statué le 25 février 2019 sur la juridiction responsable des îles Chagos, dans l'Océan Indien.
Photo: keystone-sda.ch
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Richard WerlyJournaliste Blick

La force contre la loi. La puissance contre le droit. La guerre mondiale contre la paix tropicale et insulaire. Un peuple a vécu plus que d’autres cette réalité implacable dans sa chair. Le 27 avril 1973, la foudre s’abat sur les quelques milliers d’habitants de l’archipel des îles Chagos, dans l’Océan Indien.

Les Chagos sont des confettis de l’Empire colonial britannique. Elles n’ont pas profité de l’indépendance accordée en 1968 par Londres à l’Ile Maurice (dont elles avaient été séparées trois ans plus tôt). Leurs plages de rêve, et leurs plantations de copra, sont restées assujetties à la volonté des administrateurs expédiés sur place par le Royaume-uni.

Puis survient le précipice. En cette fin d’avril 1973, ordre est donné à la population de Petros Banhos, l’îlot principal, de se réunir sur la jetée pour un aller sans retour. Direction l’île Maurice. La couronne anglaise est impitoyable. La Reine Elizabeth II et son gouvernement ont décidé de céder aux demandes américaines d’implanter dans cette zone stratégique une base aérienne et navale: Diego Garcia. Pas question de laisser sur place le moindre témoin.

Infatigable chasseur de dictateurs

Cette dépossession, un avocat a décidé de nous la raconter dans «La dernière colonie» (Ed. Albin Michel). Et pas n’importe lequel: le franco-britannique Philippe Sands, bien connu à Genève où il est souvent venu défendre la cause des droits de l’homme, est un infatigable chasseur de dictateur et de bourreaux. Pour ce juriste, la vérité est dans les livres, dans les archives, dans les documents qui disent, bien des années plus tard, la vérité des faits que les hommes et les gouvernements ont voulu cacher.

Philippe Sands, 62 ans, est l’auteur de deux livres marquants, en partie biographiques: «Retour à Lemberg» et «La Filière» (Ed. Livre de poche). Le premier raconte l’histoire de sa famille juive à Lemberg, aujourd’hui Lviv, capitale de l’Ukraine occidentale, l’une des cibles de la guerre actuelle menée par la Russie de Vladimir Poutine. Le second nous fait plonger dans le quotidien d’un haut responsable nazi autrichien en Pologne durant la seconde guerre mondiale, Otto von Wächter, responsable de la déportation et de la mort de centaines de milliers de juifs. Or ce disciple de Hitler parvint à s’enfuir après la guerre, à travers les Alpes, jusqu’en Italie où il mourut en 1949 dans l’hôpital d’un couvent. Avec Sands, le nœud de l’histoire est toujours le même: le droit contre l’impunité.

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Le cas des îles Chagos est aujourd’hui documenté. En 2019, la Cour Internationale de Justice basée à La Haye a débouté le gouvernement britannique et accordé aux deux mille chagossiens le droit de rentrer chez eux. Une décision symbolique? Non, bien plus que ça. Au fil des pages, Philippe Sands démontre comment un peuple, aussi peu nombreux soit-il, peut perdre tous ses droits, et se retrouver apatride, soumis aux pires vents de l’histoire.

Le livre suit une femme, Liseby Bertrand, son itinéraire et son combat pour que le sort des siens ne soit pas oublié. Terrifiant. Effacer les îles Chagos de la carte, rappelons-le, n’a pas été une décision prise par un dictateur. Ceux qui ont nié les droits de leurs habitants et de leur souveraineté vivent toujours. Ils sont à Londres. Ils sont venus en Suisse défendre leur politique aux Nations unies. Les Chagos ont été gommées de la planisphère par des administrateurs britanniques inféodés aux désirs du Pentagone, le puissant ministère américain de la Défense.

Il fallait un complexe militaire au cœur de l’Océan Indien. Sur le territoire des Chagos, Diego Garcia, cette base dont on a reparlé lors de la disparition du vol 370 de Malaysia Airlines le 8 mars 2014 (certains pensaient toujours que l’avion disparu s’y trouvait), est un sanctuaire de l’US Navy et de l’US Air Force. La bataille diplomatique et politique était trop inégale.

Pas un pamphlet antiaméricain

La force de «La dernière colonie» est que Philippe Sands n’a pas écrit un pamphlet antiaméricain. L’auteur parle d’ailleurs très peu de la base de Diego Garcia. Son sujet? La complicité des juristes qui ont nié le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Sands est le biographe des traîtres. Il raconte leurs manœuvres, leurs dissimulations juridiques, leur façon de disparaître derrière des montagnes de dossiers pour oublier que des hommes et des femmes se trouvent derrière.

On sent, bien sûr, le poids de son héritage personnel et de l’extermination passée des juifs par les nazis. Pour le Royaume-Uni, son pays, les Chagossiens devaient disparaître. Ils n’étaient rien. Que des noms sur des feuilles à l’époque tapées à la machine. Rien. «La dernière colonie» est le récit de leur lutte, puis de leur retour, et surtout de leur victoire devant les tribunaux. Pour que, dans l’Océan indien aussi, il soit possible de dire «Plus jamais ça!».

A lire: «La dernière colonie» de Philippe Sands (Ed. Albin Michel)

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