Il ne faut pas lire d’un seul trait «La Belle Époque» (Ed. Gallimard) le dernier livre de Franz-Olivier Giesbert. Il faut s’y plonger par moments. Pour en reprendre une cuillère comme on le ferait avec un dessert alléchant, mais bien trop sucré.
Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur du «Nouvel Observateur» et du «Figaro», a l’art de régler ses comptes avec son stylo et son clavier. Il assassine. Il pardonne. Il blesse. Il répare. Il sait surtout que, plus jamais, les journalistes politiques ne bénéficieront de l’accès privilégié qui fut celui de sa génération de chroniqueurs auprès de l’élite politique. Aujourd’hui, les communicants verrouillent tout. Les réseaux sociaux font et défont les carrières sur Internet. Le journalisme politique à la mode Giesbert est enterré. Paix à son âme!
Une pièce sortie du musée politique français
Si vous n’étiez pas né en 1990, ce second tome des mémoires de l’essayiste et romancier français vous apparaîtra comme une pièce de musée. Soit. Franz-Olivier Giesbert a 73 ans. «Sa» France, celle dont il a abondamment chroniqué les coulisses du pouvoir, est celle des années 1970, 1980 et 1990. On fait court: La présidence de Georges Pompidou (1969-1974), celle de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), celle de François Mitterrand (1981-1995) puis celle de Jacques Chirac (1995-2007). Que des noms en forme de vestige pour les jeunes générations, sauf peut-être celui de Chirac, qui fera l’objet du prochain tome. Pour l’heure, le journaliste raconte, comme un cardinal penché sur le lit d’un mourant, l’oraison funèbre des trois prédécesseurs de l’ex-président français.
La tragédie y côtoie la comédie. Les grands secrets, ceux de la raison d’État, voisinent avec les cachotteries sexuelles ou les mesquineries les plus viles. Facile, pour l’auteur, de pardonner aujourd’hui à ceux qu’il a vilipendés jadis. Franz-Olivier Giesbert, fils d’un soldat dessinateur américain débarqué en Normandie en 1944 pour libérer la France, a décidé de se confesser. Sauf qu’il joue les deux rôles: celui du prêtre et celui du fidèle en demande de pardon…
L’obsession de soi-même
Franz-Olivier Giesbert a une obsession: lui-même. Il la trimbale dans tous ses livres, qui le racontent autant qu’ils brossent le portrait de ces héros, vrais ou inventés. Franz-Olivier, bretteur du journalisme politique, est donc partout dans ce livre. Il est à l’Élysée, au domicile de François Mitterrand, à l’écoute de Giscard dont il reconnaît – comme beaucoup d’autres aujourd’hui – qu’il fut le grand modernisateur de ce pays toujours tenté par le passé pour oublier l’avenir.
L’auteur est un voyeur qui s’assume. Le carburant du journalisme est la curiosité, qu’elle soit bien ou mal placée. C’est comme ça. Franz-Olivier Giesbert raconte par le menu le cancer de Pompidou et sa déchéance physique, qui livra aux Français son visage boursouflé par les médicaments. Le voici entre les deux familles de Mitterrand, l’homme qui respectait son épouse Danièle, aimait follement sa maîtresse Anne Pingeot, mais ne pensa toute sa vie qu’à lui-même, au pouvoir et à sa carrière. Les autres grands journalistes de l’époque, dont certains furent ses patrons, ne sont pas oubliés. Franz-Olivier Giesbert a besoin d’être méchant. S’il envoie des compliments, il le fait sur votre tombe. Avec ce qu’il faut de fleurs pour faire oublier ses écarts ou ses trahisons passées. En se flagellant au passage.
L’histoire intime de la Ve République
Le surtitre de «La Belle époque» est «Histoire intime de la Ve République». Bien vu. Franz-Olivier Giesbert n’aime ni les programmes politiques, ni les promesses, ni les plans concoctés par des hauts fonctionnaires grisâtres. Il est de ce point de vue à l’opposé du professeur Hervé Le Bras, auteur d’un formidable «Tableau historique de la France» (Ed. du Seuil) dans lequel il explique le pays par ses racines, sa diversité géographique, bref, tout ce qui échappe au monde de zapping de l’Internet. Tous ceux qui veulent comprendre (mieux) la France doivent prendre connaissance de cet arbre généalogique de la politique, taillé sur mesure par le démographe qu’est Hervé le Bras.
Retrouvez Richard Werly avec Franz-Olivier Giesbert sur LCP
Franz-Olivier Giesbert le journaliste a, lui, passé sa vie professionnelle à se tenir loin des chiffres pour aimer et détester ses contemporains. Tant pis pour leurs idées, ou presque, pourvu qu’ils aient une ambition, du pouvoir, et une force d’âme, même sombre. Ce sont ces hommes et ces femmes qui ont fait la France qu’il a choisi d’observer. C’est la force de son livre. Il est écrit par un amoureux de la vie et du pouvoir. Franz-Olivier Giesbert a toujours voulu être derrière le rideau avant que celui-ci ne s’ouvre et que les acteurs commencent, sur scène, à déclamer les vers de leur tragédie ou de leur comédie.
Quand le rideau craque…
Puis, il arrive que le rideau craque. Comme cette formidable scène où Pierre Mauroy, premier ministre socialiste de François Mitterrand, incarnation de la gauche populaire et lucide, avoue sa rage de voir le cynisme l’emporter à l’Élysée où tous les pirates du socialisme viennent d’abord se servir. On sent que l’auteur, à ce moment-là, s’est aussi senti coupable. Le commerce des illusions que fut l’arrivée de la gauche au pouvoir est sans doute pour lui, comme pour beaucoup d’autres, une source de remords.
Pierre Mauroy, indiscutable socialiste du Nord, maire de Lille, est ce jour-là le miroir dans lequel Franz-Olivier Giesbert se regarde. La politique et le journalisme, avec leurs lots de promesses non tenues et de compromissions, sont les deux poisons indispensables de la démocratie. Ce livre, parce qu’il distille ce venin journalistico-politique au fil des pages, est donc un antidote pour ne pas désespérer. En attendant le suivant.