Une vie peut dire un pays. La quête de mémoire d’un enfant peut résumer les failles d’un peuple, et les tourments d’une nation. «Tu seras mon père», le dernier roman de Metin Arditi (Ed. Grasset), est un miroir qui donne à voir et à comprendre les troubles identitaires de l’Italie contemporaine. Le pays se rendra aux urnes le 25 septembre, pour élire ses députés et sénateurs.
Tous les sondages, ces jours-ci, accordent une nette avance électorale au parti d’extrême-droite Fratelli d’Italia, emmené par la tonitruante Giorgia Meloni. Juste évaluation du climat politique transalpin? La filiation néofasciste revendiquée par ce parti réveille en tout cas de terribles souvenirs. Tout comme le roman de l’écrivain Suisse. Lequel plonge sa plume dans une des illusions les plus meurtrières de l’Italie moderne: celle des Brigades rouges.
Le romancier de l’intime
Metin Arditi est le romancier de l’intime. Un fouilleur d’âmes. Un maître dans l’art de peindre les caractères autant que ses personnages. Renato, pensionnaire en Suisse, est un enfant de la douleur. Enlevé par les révolutionnaires brigadistes, son père entrepreneur s’est suicidé. Le garçon, exilé, ne grandit pas dans ce pays qui est le sien. Il le découvre par bribes, lorsque sa mère et ceux qui l’entourent acceptent d’en exhumer les souvenirs et les blessures.
Le goût du rêve qui tue
Ceux qui aiment la péninsule ne lâcheront pas ces pages. Tout est dit sans être écrit. Le rapport à l’histoire. Le goût du rêve qui tue. La passion culturelle qui recouvre tout, y compris les crimes et les causes perdues. Le cynisme qui fait croire que le pardon est possible.
«Tu seras mon père» résonne à un mois des élections législatives cruciales pour l’Italie et pour l’Europe. Giorgia Meloni, 45 ans, a, elle aussi, perdu son père, parti en laissant derrière lui sa femme et ses deux filles. Celle qui rêve aujourd’hui d’accéder à la présidence du conseil s’est faite toute seule, empêtrée dans ses souvenirs. Meloni a choisi de surfer sur le nationalisme et le passé fasciste. Paolo Rivolta, la tête pensante du kidnapping du père de Renato, s’est laissé piéger par son envie de révolution et par les sirènes meurtrières de l'extrême-gauche violente. Ce roman-là aurait pu, comme celui de Balzac jadis, s’intituler «Les Illusions perdues».
À lire aussi
Illusions et innocence blessées
L’Italie est un décor. Pas seulement à cause de ses paysages et de ses monuments. Elle est aussi un décor dans les têtes, ce qui la rend si difficile à décrypter par des critères trop rationnels. Metin Arditi, qui a passé sa toute première jeunesse en Turquie avant d’atterrir lui aussi dans un pensionnat suisse, lève ce décor à coups de lettres écrites par Paolo, l’ex idéologue de la terreur devenu professeur de théâtre. L’innocence blessée est incarnée dans le roman par une jeune américaine noire qui enseigne la danse.
Celle-ci sait ce que la discrimination veut dire. Elle l’a vécue dans sa chair de femme. Paolo le brigadiste, lui, est un esthète. L’Italien a dessiné sa révolution comme s’il faisait un rêve, avant de la regretter amèrement sans pouvoir effacer les traces des crimes qu’il a laissés commettre au nom de ses idéaux dévoyés. «En Italie, durant les années soixante‐dix, une organisation d’extrême gauche, les Brigades rouges, a semé la terreur, faisant près de cent morts et des centaines de blessés». Metin Arditi avertit le lecteur d’une seule phrase. Elle suffit. Le reste est le récit d’un pays moins révolutionnaire que séducteur. Or l'histoire l'a montré: la violence politique peut aussi être terriblement séduisante.
Un formidable talent de conteur
Il ne faut pas rater le roman de Metin Arditi, dont le talent de conteur porte aussi sur la Suisse, ses internats, cette froideur neutre qui met à l’abri mais ne peut pas faire taire les incendies de l’âme. La quête de Renato, le jeune pensionnaire, lui fera découvrir le visage d’un pays, d’une famille, d’une réalité à la fois terrible et terrifiante. L’Italie est un précipice de douceur rempli de vérités non dites, manipulées, tordues par l’histoire et les influences extérieures. Les polémiques sur les extraditions de brigadistes réfugiés en France après les années 70, font régulièrement remonter ces souvenirs à la surface.
Il fallait un écrivain au verbe juste, tendre et lucide pour en rendre toutes les couleurs et toute la mémoire sombre. «Tu seras mon père» est le tableau touchant de l’Italie des mensonges, des illusions et de nos peurs. Ce tableau dont la Suisse, voisine et refuge pour de nombreux exilés italiens, fait inévitablement partie
A lire: «Tu seras mon père», de Metin Arditi (Editions Grasset)