Ce livre est une plongée dans le vide. Bill Browder, son auteur, peut à tout moment être retrouvé empoisonné, défenestré, ou se retrouver victime d’un accident de la route. Rares sont les hommes d’affaires occidentaux, avant tout pressés de profiter de l’argent russe, à avoir osé défier Vladimir Poutine sur l’autre terrain de sa puissance: celui de la finance qui achète tout, via les oligarques qui sont à sa solde.
Bill Browder, lui, a pris ce risque. Le milliardaire américain, fondateur du fonds Hermitage hier spécialisé sur la Russie, n’est absolument pas un ange. Son monde est, comme les oligarques qu’il combat, celui des avocats payés à prix d’or et prêts à tout pour utiliser le droit à leur avantage. Mais Bill Browder a fait un vœu: faire que les criminels en col blanc qui ont causé la mort de son collègue juriste Sergueï Magnitsky puissent, demain, finir devant les juges.
Corrompre, éliminer, discréditer
Le «Magnitsky Act» est le nom d’une loi américaine de 2016 qui permet de poursuivre les complices financiers de violations avérées des droits de l’homme. Et Bill Browder, comme il l’a récemment expliqué à Blick, a juré d’en faire demain un instrument mondial, que tous les États démocratiques devraient adopter pour se protéger de ceux qui veulent, à coups de milliards, les déstabiliser.
Mais arrêtons-la l’exposé de la loi Magnitsky pour plonger dans «Le règne de glace» (éditions Kero, 2022). Car le livre raconte une autre histoire: celle de la traque mondiale menée par Vladimir Poutine et les siens pour corrompre, faire taire, éliminer ou discréditer tous ceux qui résistent aux largesses financières de la Russie.
Bill Browder nous fait entrer dans l’intimité de sa lutte. Il nous fait voyager de Washington à Bruxelles, Zurich et Lausanne où il a, ces dernières années, passé son temps à essayer de convaincre les procureurs d’ouvrir des enquêtes et de sanctionner les réseaux de Vladimir Poutine au portefeuille. Son livre s’attarde finalement peu sur les rives du Léman où, on le sait, les oligarques de tous bords ont longtemps eu table ouverte. Mais il nous oblige à réfléchir: sommes-nous à ce point corrompus, ou aveugles devant cette corruption massive?
Comment Moscou tire les ficelles
La guerre en Ukraine n’est pas l’objet du livre, publié aux Etats-Unis avant que Vladimir Poutine ne lance son armée à l’assaut de Kiev. Bill Browder montre comment tout se tient et comment Moscou tire les ficelles. Le FSB, le service de renseignement russe, est une hydre mondiale dont les agents peuvent aussi bien être des tueurs patentés que des juristes polyglottes ou des créatures superbes, aux jambes interminables posées sur des stilettos. Les détracteurs de la toute-puissance financière américaine feront remarquer, à juste titre, que la Russie a été dépecée, après l’écroulement de l’ex-URSS, par des financiers américains tels que Bill Browder.
L’intéressé, on peut le regretter, parle d’ailleurs trop peu de cette période durant laquelle il fit fortune à la tête d’Hermitage. Mais la force de son récit est qu’il parle de personnages en vie, qui rôdent toujours aujourd’hui autour des banques, des tribunaux, des journaux et des gouvernements. Vladimir Poutine pouvait compter, avant l’invasion de l’Ukraine, sur une armée de sicaires financiers et juridiques, y compris en Suisse. L’argent russe nous a corrompu. C’est une évidence incontestable.
Pas une énième aventure de James Bond
«Le règne de glace» n’est pas une énième aventure d’un James Bond américain confronté aux «méchants» du FSB. Bill Browder parle de dossiers sur les bureaux d’avocats payés grassement, de manœuvres juridiques, d’embuscades tendues au nom du droit. Il dénonce la perméabilité de nos sociétés ouvertes aux velléités d’un dictateur pour qui seul compte le pouvoir et ce qui permet de l’acheter, comme l’écrit très justement Jean-François Bouthors dans «Poutine et la logique de la force» (éditions de l’Aube).
Nos démocraties sont cupides. Les Etats-Unis incarnent, plus que d’autres, cette cupidité. Mais la force des démocraties, aussi imparfaites et cyniques soient-elles, est qu’elles permettent à ceux qui se rebellent de dire «non» et de s’appuyer sur le droit pour obtenir justice. En refermant «Le règne de glace», une seule question vient à l’esprit: et si demain, en cas de victoire de Vladimir Poutine et de ses anciens alliés, tels Donald Trump, nous n’étions plus capables de résister?
A lire: «Le règne de glace», Bill Browder, éditions Kero