Un émeutier n’est plus le même lorsqu’il se présente, menotté et encadré par les policiers, devant les trois juges du tribunal de Nanterre. J’ai pu le constater ce dimanche après midi, dans la salle 4 du palais de justice de cette ville où le jeune Nahel a été tué par un tir policier le 27 juin au petit matin. J'ai vu le visage des incendiaires et des pillards de magasins qui font trembler la France depuis cinq jours.
Nanterre, épicentre des violences
C’est de Nanterre, à l’ouest de Paris, qu’est partie la vague de violences urbaines et de pillages qui s’est abattue sur plusieurs grandes villes de France depuis une semaine. C’est ici, à proximité, en contrebas de cet imposant complexe de bâtiments qui regroupe la préfecture et le palais de justice, que tout a commencé. Il était 7h55 du matin le 27 juin lorsque deux motards ont interpellé la voiture Mercedes immatriculée en Pologne et conduite sans permis par Nahel, 17 ans, avec deux passagers à bord. Depuis les fenêtres de l’imposant Palais de justice, l’on aperçoit le boulevard Jacques Germain Soufflot où le jeune conducteur roulait sur une piste cyclable. Une gerbe se fane toujours sur le bitume à l’emplacement du contrôle mortel, à côté d’une école maternelle.
J’ai pris place à partir de 14h30 dans la salle 4. Je me suis assis sur l’un des bancs réservés au public. Nous étions une trentaine, face à un tribunal entièrement composé de femmes. Trois juges. Une procureure. Six avocats commis d’office dont le vice-bâtonnier de Nanterre, Me Fabien Arakelian, familier des comparutions judiciaires immédiates. Dans le box vitré, une dizaine de jeunes garçons, conduits les uns après les autres, menottés, par les policiers. Ils ont passé la nuit dans les cellules au sous-sol du bâtiment. Ils doivent répondre de «dégradations de biens publics» ou de «participation à un groupement en vue de préparer des actions violentes». Ils sont accusés, pêle-mêle, d’avoir renversé des voitures, fracassé des vitrines de magasins, tiré des mortiers de feux d’artifice sur les forces de l’ordre.
Tous appréhendés la veille dans les émeutes
Ils se prénomment Si Dina, Melvin, Adel, Dani, Yannis, Aimé Celeste, Walid.
Pas de mineurs, déférés devant un autre tribunal. Les prévenus d’aujourd’hui ne parlent pas, ou peu. Ils ont tous été appréhendés la nuit précédente, sur les lieux des émeutes, dans le département des Hauts-de-Seine qui jouxte la capitale française. Mais à de rares exceptions, ils repartiront libres ce dimanche. Condamnés ou convoqués pour une nouvelle comparution, mais libres. Un seul a écopé sous mes yeux d’une peine de prison ferme avec incarcération immédiate. Les autres? Placements sous contrôle judiciaires, interdictions diverses, travaux d’intérêts généraux ou relaxe. Avec, souvent, de nouvelles convocations en raison de dossiers mal ficelés, de procès-verbaux bâclés, de casiers judiciaires pas mis à jour…
«Merci Madame le juge»
J’ai vu un jeune noir baraqué, fines lunettes sur un visage sympathique, écoper de 240 heures de travail d’intérêt général, dire «merci Madame la juge» et s’en retourner vers sa copine, à la fois furieuse de le voir ici et soulagée qu’il n’ait pas écopé d’une peine de prison ferme. Les policiers l’avaient arrêté en flagrant délit, après des jets de pierres confirmés par des caméras de vidéosurveillance. Un émeutier «typique» selon les avocats. Pas un délinquant. Juste un grand ado attardé et «énervé» qui s’est joint aux casseurs. Vendredi, lors de la première journée de comparution immédiate, les peines de prison ferme ont été beaucoup plus nombreuses. Le tribunal a-t-il affaire à des criminels? Non. Plutôt à des désœuvrés en mal d’action, enragés par le passage en boucle sur les réseaux sociaux des images montrant le jeune Nahel en train de se faire tuer lors de son interpellation. «Cette vidéo a été le déclencheur du pire» juge une défenseure.
L’une des vidéos montrant Nahel lors de son interpellation
Je n’ai pas vu cet après-midi le portrait d’une insurrection française. Je n’ai pas vu ces gamins perdus dont parlent les médias. Mais oui, j’ai vu des jeunes hommes qu’un rien peut faire basculer dans la violence. Pas un père de famille n'était présent dans l’assistance. Que des mères en larmes, des copines énervées, des sœurs et des filles déboussolées. Les prévenus baissent la tête. On vient de leur enlever leurs menottes. Oui, ils étaient bien sur place cette nuit. Sauf que le rêve d’une justice expéditive est illusoire. Que faire lorsque les policiers défèrent trop vite devant le juge, sans prendre la peine de s’en tenir à la procédure? J’ai vu les magistrats trébucher, interroger la procureure sur les erreurs de documents, scruter une procédure à l’évidence bâclée.
La justice blessée mais en état de marche
Le plus frappant, pourtant, était ce dimanche le décalage entre le chaos nocturne des banlieues et l’ordre de cette journée. Le tribunal de Nanterre n’est pas en bon état. Le bâtiment est abîmé. Les couloirs laissent à désirer. Mais la justice y est rendue calmement. J’ai vu la présidente du Tribunal expliquer à l'accusé la peine de 240 heures d’intérêt général qu’elle venait de prononcer, l’interdiction de sortir de chez soi après 20h30 jusqu’à 6 heures, l’interdiction de porter tout type d’objet susceptible d’être utilisé comme une arme, «y compris un couteau suisse». J’ai vu l’État tenir, alors qu’à l’extérieur, des dépanneuses finissaient de retirer des cadavres de voitures brûlées au pied des Tours du quartier d’affaires de la Défense. La justice est blessée, mais elle fonctionne.
Retrouvez Richard Werly sur TV5 Monde
Les tenants des thèses racialistes seraient satisfaits: deux tiers de prévenus, tous nés en France, sont issus de l’immigration. Faut-il pour autant parler de «guerre civile» ? J’avais noté, avant de pénétrer dans la salle d’audience numéro 4, le nombre de bus brulés, de bâtiments publics dégradés, de voitures incendiées, de magasins pillés. Sans doute prés de 500 millions d’euros de dégâts en cinq jours. La faute de ces types-là? Possible. Surement. Mais on ne les sent ni révoltés, ni insurgés. Ils signent les documents devant le tribunal sans rechigner. Certains ont des petits boulots. Un seul a un casier judiciaire déjà bien rempli. Ils sont les petites mains de ce soulèvement alimenté par la rage accumulée dans ces quartiers. Ils sont l’écume des violences urbaines. «Ils voulaient, m’a dit un «activiste» venu les soutenir, «casser parce qu’on leur tape toujours dessus».
Caïd de couloir
Vous voulez comprendre les émeutes et les pillages en France? Écoutez Nassib, un éducateur d’origine africaine. Il est venu là en sandales plastiques et chaussettes, bermudas sportifs, maillot de foot et bob noir sur la tête. Lui théorise tout. «Né ici en France», il est le caïd oratoire du couloir. Il dit que la «répression est infernale dans les quartiers, que tout le monde n’a pas les mêmes droits». À côté? Une militante pour les droits de l’homme écoute. Trois fillettes courent entre les salles. Entre le policier en faction et l’éducateur, noirs tous les deux, les regards ne pardonnent pas. Ces deux-là ne se supportent pas. Les comparutions immédiates sont une guerre de tranchées sociale.
«On tord le bras aux procédures»
J’ai écouté Me Fabien Arakelian, l’avocat de plusieurs prévenus. Il fulmine. Le nombre de documents incomplets prouve que le ministère français de la Justice a donné aux procureurs la consigne de sévérité maximale. Mais comment l’être si les formes minimales ne sont pas respectées? Le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, est dans le collimateur des défenseurs. Tous se sentent trahis par l'ancien pénaliste, désormais partisan de comparutions accélérées. «On tord le bras aux procédures pour punir à tout prix. On veut faire cesser les violences. Mais on alimente la cocotte-minute sociale. On n’ira nulle part ainsi. On veut que ces jeunes types sentent les menottes sur les poignets, passent la nuit au dépôt. C'est une peine déguisée, mais elle ne tient pas» déplore-t-il. J’ai compris, à Nanterre, comment la loi vacille dans ces quartiers. Comment l’autorité s’est fissurée. Comment, en l’absence des pères, les familles se désagrègent. Comment le gouvernement est pris en étau, entre la réalité de quartiers qui lui échappent et les injonctions d'autorité.
«Ici, Personne ne respecte plus rien»
«Ici, Personne ne respecte plus rien. Vous, les «nés ici» vous êtes les pires» s’est énervé devant moi l’un des vigiles du Palais de justice, d’origine turque. Il s'adressait à l'éducateur beau-parleur. Face à face. Les policiers bafouent la loi. Les jeunes la jettent aux orties et veulent casser du flic. «Le pire, c’est quand le chaos du dehors entre ici, dans ce palais de justice m’a dit Me Arakelian. La seule solution pour s’en sortir, c’est que le droit s’applique». J’ai suivi une famille descendue «récupérer» l’un des prévenus, convoqué à nouveau le 30 août. J’ai vu sa mère voilée le prendre dans ses bras… Avant de lui hurler dessus et de lui dire qu’elle n’en peut plus».
Le type, incendiaire la veille, a baissé les épaules. Comme le flic en faction, juste à côté de la mère de famille éplorée. Comme s’ils étaient, tous deux, de toute façon résignés au pire.