Le soleil vient de se lever sur le Texas. Sur une aire de pique-nique près de la petite ville de Normandy, 56 personnes se tiennent debout, alignées en trois colonnes. Des femmes. Des hommes. Des familles. Une poignée d'agents frontaliers notent les noms et photographient les visages. «Enlevez vos casquettes», ordonne un garde-frontière en espagnol. Un autre défait les lacets et retire les élastiques à cheveux.
Ces 56 personnes viennent de traverser le fleuve frontalier Rio Grande à la nage pendant la nuit. Le Rio Grande, c'est le fleuve qui relie le Mexique au Texas. Des patrouilles frontalières viennent d'intercepter ce groupe de migrants. Comme eux, des milliers de personnes entrent ainsi chaque jour aux Etats-Unis. Et leur destin pourrait bien faire basculer le cours de la campagne présidentielle qui se joue actuellement, alors que Trump sort grand gagnant.
La migration illégale, sujet principal du «Super Tuesday»
Les résultats du «Super Tuesday» de ce mardi l'ont démontré: l'immigration illégale est au cœur des préoccupations américaines. Les républicains ont plébiscité le candidat Donald Trump. Lui et ses partisans parlent d'une «crise colossale» à la frontière avec le Mexique. Le président Joe Biden et les démocrates tempèrent: «Nous devons humaniser la migration.»
L'épicentre du débat reste sans aucun doute la région autour de la ville frontalière d'Eagle Pass, sur le Rio Grande. Ici, les gens parlent principalement espagnol. Sur la rive mexicaine du fleuve se trouve Piedras Negras, une ville avec de nombreux cabinets dentaires où les Américains se font soigner les dents à moindre coût.
Un pont relie les deux villes – les deux pays. Ceux qui ont des papiers peuvent voyager entre les deux zones. Et ceux qui n'en ont pas? Ils se jettent à l'eau, et, jusqu'à récemment, s'arrangeaient pour traverser le fleuve dans des endroits peu profonds pour atteindre le parc Shelby d'Eagle Pass.
Mais cette façon de faire est désormais révolue. Fin janvier, le gouverneur du Texas Gregg Abbott a envoyé la garde nationale à Eagle Pass. Le parc Shelby a fermé. Des véhicules blindés surveillent désormais la zone. De nombreux soldats patrouillent. Des fils barbelés ont été installés dans la rivière. Donald Trump, qui s'est récemment rendu sur place, a félicité le gouverneur: plus personne ne peut passer dorénavant.
Un mois de voyage depuis l'équateur
Aujourd'hui, les gens traversent le Rio Grande à la nage au nord d'Eagle Pass, par exemple à Normandy, où Blick s'est rendu. Un petit garçon de 3 ans, Samuel, s'amuse avec un chien errant sur l'aire de pique-nique. Il a le sourire, bien qu'il ait à peine dormi. Son père Alex l'a porté sur ses épaules pour traverser la rivière, tandis que sa mère Estefania portait les bagages.
Ils ont voyagé pendant plus d'un mois entre l'Equateur et les Etats-Unis, raconte Estefania, psychologue de métier. Son mari est enseignant. Ils ont entrepris ce voyage difficile «parce que c'est dangereux en Équateur».
Ils espèrent obtenir l'asile ici, aux Etats-Unis. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas. D'autres familles sont à leur côté: elles viennent de Colombie, du Honduras, d'Haïti et du Venezuela. Peu après, les migrants sautent dans un autocar. Ce dernier les emmènera dans un camp de transit avant de trouver une solution définitive.
Destination finale: l'Amérique
A peine sont-ils partis que des pick-up amènent 30 autres personnes. Les gardes-frontières les placent sur trois colonnes. Des hommes, des femmes, des familles. Personne ne résiste, l'ambiance est paisible. Ils sont arrivés à destination, «en Amérique».
Tel un serpent vert, le Rio Grande serpente à travers des terres arides du pays. Il est presque impossible de le traverser à la nage, notamment en raison des courants rapides.
Sur la rive américaine, la canne à sucre pousse. Un peu plus loin derrière, des clôtures en fil de fer barbelé sont visibles. Des chaussures et des vêtements jetés par les migrants jonchent le sol. Des panneaux portant l'inscription «Siga el Camino» (en français: suivez le chemin) indiquent la route à prendre, là où attendent des gardes-frontières.
«Chaque jour, des migrants entrent dans mon pays»
Mais ces passages à la frontière, certains Américains s'en inquiètent. On redoute la drogue importée et des étrangers dangereux, d'après les sondages et témoignages de ceux qui vivent à la frontière.
Jimmy Hobbs en fait partie. Cet Américain est né au bord du Rio Grande. Son ranch se situe aux abords du fleuve. Sa propriété s'est transmise de père en fils, depuis des générations. Dans le jardin, un panneau «Trump 2024» décore la pelouse. Des oignons et des pastèques poussent. «Chaque jour, des migrants entrent dans mon pays», s'insurge Jimmy Hobbs, en enfonçant sa casquette de baseball, cachant son visage fermé.
Mais il ne peut pas faire grand-chose, «à part ramasser leurs fichus déchets». Pour l'Américain, c'est Joe Biden qui est responsable de «ce gâchis». «Il laisse entrer n'importe qui pour qu'ils votent pour son parti», s'énerve Jimmy. Il en est convaincu: «Si Trump redevient président, ce chaos prendra fin.»
«Les Hispaniques suivent un homme qui est raciste et fou»
Un peu plus loin d'ici, Juanita Martinez pénètre dans le bureau des démocrates à Eagle Pass. La présidente locale du parti porte un jean et une chemise en jean. Elle tient son chien Oliver en laisse. D'ailleurs, elle a oublié sa gamelle. «Désolé Obama», déclare la présidente en attrapant une assiette décorée du visage de l'ex-président. Il fera office de gamelle pour Oliver aujourd'hui.
Juanita Martinez a la politique dans le sang. «Je suis née à Eagle Pass. C'est ici que je vis et que je me bats.» Son adversaire principal? Le gouverneur du Texas. «Gregg Abbott abuse d'Eagle Pass pour faire de la propagande politique en parlant d'invasion.»
Et c'est Eagle Pass qui en fait les frais. Des reporters du monde entier sont ici «pour trouver une invasion qui n'existe pas». Sans compter les soldats et les policiers. Les prix ont explosé. Une chambre d'hôtel qui coûtait 100 dollars s'arrache désormais pour 300 dollars. Mais le calcul des républicains fonctionne, ajoute la démocrate. «Nous perdons des voix.» Beaucoup de jeunes hommes hispaniques aimeraient voir Trump à la tête du pays. Juanita Martinez secoue la tête. «Les Hispaniques suivent un homme qui est raciste et fou.»
«Ceux qui ont voté Biden se tournent maintenant vers Trump»
Le quartier général du Parti républicain se trouve un peu en dehors du centre-ville. Sandy Sassano est assise devant une affiche montrant Donald Trump grimaçant, accompagnée de l'inscription «Never Surrender» (en français: ne renonce jamais).
«Le vent a tourné en notre faveur à Eagle Pass», déclare la présidente du parti local. Le nombre d'électeurs républicains a été multiplié par dix cette année. «C'est à cause de ce qui se passe à la frontière», Sandy Sassano en est sûre. «Beaucoup de ceux qui ont voté Biden se tournent maintenant vers Trump.»
Parce que Trump dit ce que beaucoup pensent. «Les migrants sont logés, nourris et soignés gratuitement. Et qui paie pour tout cela? Nous!» La Républicaine aimerait renvoyer au Mexique tous ceux qui sont entrés illégalement dans le pays. «Ils doivent demander l'asile dans le premier pays où ils entrent... et ce ne sont pas les Etats-Unis!»
La crise migratoire, pas si grave?
Jerry Fischer vit au bord de la rivière frontière depuis 20 ans. Elle a quitté l'Idaho pour s'installer ici et travailler sur une base militaire. Des chevaux paissent dans son jardin. Sa fille de dix ans joue tranquillement un peu plus loin.
Selon la mère de famille, ce n'est pas plus dangereux ici que dans d'autres villes frontalières. Elle a pris l'habitude de fermer les portes à clé, et d'assurer ses arrières. «Tous ceux qui vivent près de la rivière ont une arme. Si quelqu'un pénètre sur ma propriété, je m'en servirai sûrement.»
Mayra Saldivar, elle, a presque 30 ans. Elle habite au bord du Rio Grande depuis une semaine seulement. Elle a emménagé ici avec son mari et sa fille de neuf ans. Elle a trouvé un nouvel emploi dans un café, et avec son mari, ils ont pu acquérir une maison. «Ce que les médias racontent sur la frontière est exagéré, estime-t-elle. Nous avons quelques caméras, ça suffit amplement.»