Vladimir Poutine est-il en train de causer la perte définitive des oligarques russes qui se croyaient protégés par leur phénoménale richesse? Sur le papier, la question se pose. Treize paquets de sanctions (un quatorzième est à l’étude) ont ainsi été adoptés à l’unanimité par les 27 pays membres de l’Union européenne depuis l’agression russe contre l’Ukraine le 24 février 2022. Tous ont été repris par la Suisse.
Au total, si l’on inclut les avoirs gelés par les États-Unis et le Canada, près de 300 milliards d’euros d’origine russe sont aujourd’hui placés sous séquestre, auxquels viennent s’ajouter les 260 milliards de réserves de la banque centrale russe. 1706 personnes et 419 entités sont visées par ces sanctions sans précédent. Le bilan des deux ans de guerre en Ukraine est donc désastreux pour la nomenklatura russe habituée, avant le déclenchement du conflit, à vivre entre Londres, la Côte d’Azur, la Suisse et Moscou.
Reconstruction ukrainienne
La réalité est toutefois plus nuancée. Car depuis deux ans, un sujet ne progresse pas, et la plupart des juristes estiment qu’il ne sera pas possible de le mettre en œuvre. Il s’agit de la possible confiscation pure et simple des avoirs russes sous sanctions, par exemple pour transférer ces sommes à l’Ukraine afin de financer son effort de guerre et sa reconstruction. «Impossible, reconnaît un haut responsable européen interrogé par Blick. Nous n’y arriverons pas. Il y a trop d’obstacles juridiques, y compris pour les avoirs de la banque centrale russe.»
En clair: les oligarques peuvent dormir tranquilles. Leurs propriétés, leurs yachts, leurs œuvres d’art et même leurs comptes bancaires devraient traverser la guerre sans encombre. Même les profits réalisés par leurs avoirs financiers (intérêts, placements…) depuis deux ans leur appartiennent. Un bon nombre d’ultra-riches russes ont choisi d’aller s’installer à Dubaï, Istanbul ou Singapour pour y poursuivre leurs affaires. Mais ils n’ont, pour l’heure, pas perdu le patrimoine qu’ils possèdent dans les pays occidentaux.
Question de droit
Les sanctions imposées par les alliés de l’Ukraine ne sont pas inefficaces. Une fois gelés, les capitaux sanctionnés ne peuvent plus être déplacés ou transférés vers d’autres juridictions. Mais la propriété de ceux-ci reste aux mains de leurs détenteurs russes. Même le département de la justice américain, qui a plusieurs fois demandé aux Européens d’envisager une confiscation, a pour l’heure, dû renoncer. Trop compliqué à mettre en œuvre sur le plan juridique, car il faudrait à chaque fois prouver que cet argent, ou cette propriété, est le fruit direct d’une collaboration de son détenteur avec Vladimir Poutine, et que cette relation a joué un rôle dans les opérations militaires de la Russie.
Sans ce lien de causalité entre la guerre et les crimes commis par l’armée russe en Ukraine, la confiscation est impossible. La base juridique n’existe pas. Y compris pour la banque centrale russe: «Toutes nos banques centrales ont des avoirs à l’étranger. Nous les exposerions à des ripostes ou à des saisies problématiques, poursuit notre source européenne. Il faut travailler sur la confiscation des intérêts, pas du capital.»
Impossible aussi, estiment les juristes, de vendre des immeubles, des yachts ou autres véhicules et objets de luxe possédés par les oligarques et leurs proches. Sauf si leur culpabilité dans un crime de guerre commis en Ukraine, et sanctionné par un mandat d’arrêt émis par un juge national ou par la justice internationale, est avérée.
Une nomenklatura ligotée
Président en guerre, Vladimir Poutine a donc fait d’une pierre trois coups avec ce conflit en Ukraine. Il paralyse la capacité d’action des ultra-riches souvent tentés de prendre leur distance en temps de crise. Il resserre son étreinte sur cette nomenklatura affairiste mondialisée. Et il ne les conduit pas à la ruine, puisque leurs avoirs ne seront sans doute jamais confisqués.
«C’est la grande différence avec les actifs des trafiquants de drogue, ou des criminels de droit commun, qui peuvent être saisis dans plusieurs pays sur décision de justice», complète notre source. D’où l’idée désormais évoquée d’une captation des intérêts. Elle pourrait rapporter de trois à quatre milliards d’euros par an au sein de l’Union européenne. La Suisse (où sept milliards d’avoirs russes sont gelés) devrait se rallier à cette proposition que les 27 ont demandé à la Commission d’élaborer. L’argent, versé sur un fonds dédié pour l’Ukraine, pourrait servir à acquérir les munitions qui font tant défaut à Kiev.
A quoi bon, alors, avoir fait tant de bruit sur les sanctions? Ont-elles un sens, si elles n’aboutissent pas à infliger des dommages majeurs à la fortune des oligarques qui, depuis leurs nouveaux domiciles et leurs nouvelles structures offshore, notamment en Asie, gèrent les flux commerciaux qui permettent à la Russie de contourner les sanctions?
Le pire, pour les Occidentaux alliés de l’Ukraine, est que Poutine a été rendu plus fort. Son étreinte sur l’économie s’est renforcée. L’économie de guerre russe est avant tout à base d’investissements publics. La grande asphyxie des oligarques n’a pas fait suffoquer son régime alors qu’elle a fait perdre beaucoup d’argent à certaines places financières et de négoce, comme Londres, Genève ou Zurich.