Le meurtre politique pourra-t-il avoir lieu, au vu de la mobilisation massive dans les rues d’Istanbul, d’Ankara ou d’Izmir? Le sort du maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu dépend en effet désormais des manifestations monstres de ses partisans, résolus à ne pas céder devant l’homme qui a décidé de l’écarter par tous les moyens de son chemin: le président turc Recep Tayyip Erdogan.
Ekrem Imamoglu, 53 ans, devait ce dimanche déclarer sa candidature à la prochaine élection présidentielle en 2028. Quinze millions d'électeurs turcs ont d'ailleurs choisi de le désigner ce dimanche lors d'une primaire symbolique. Mais au moment de ce vote, le maire de la métropole occidentale du pays se retrouve politiquement bâillonné, incarcéré et poursuivi pour corruption par une justice aux ordres du pouvoir. Une «exécution» en bonne et due forme, que l’intéressé a commentée sur les réseaux sociaux.
Diplôme universitaire annulé
Quelques jours plus tôt, l’université d’Istanbul avait annulé son diplôme universitaire obtenu en 1994, au motif qu’une partie de son cursus a été effectuée dans une université de Chypre Nord. Vainqueur aux élections municipales à Istanbul en 2019, puis de nouveau en 2024, Imamoglu comptait démarrer une campagne pour réclamer une présidentielle anticipée.
Que penser de cette élimination en bonne et due forme, fomentée par un président Turc à la tête du pays depuis 2014, après avoir été premier ministre de 2003 à 2014? D’abord qu’elle prouve la volonté de Recep Tayyip Erdogan de se maintenir aux commandes de la Turquie. En mai 2023, ce dernier a très mal vécu l’affront d’un second tour face au candidat unique de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, désigné parce qu’Ekrem Imamoglu ne pouvait pas se présenter.
L’alter ego de Poutine
Erdogan dirige son pays depuis presque aussi longtemps que son voisin russe Vladimir Poutine, maître du Kremlin depuis août 1999. Le premier est âgé de 71 ans, et le second de 72 ans. Difficile de ne pas faire la comparaison entre ces deux autocrates sans lesquels, à des titres différents, la résolution de la crise en Ukraine est aujourd’hui impossible.
La seconde évidence est que Recep Tayyip Erdogan a, une fois de plus, choisi d’agir pour sa survie politique dans un moment très favorable. La révolution survenue en Syrie où ses alliés du Hayat Tahir Al-Cham (HTC) ont pris le pouvoir en décembre 2024 place le président turc en position de force vis-à-vis des pays arabes, mais aussi d’Israël, du monde musulman et surtout des Occidentaux. Impossible ou presque de faire sans lui, alors que trois millions de réfugiés syriens sont encore dans des camps en Turquie.
L’homme fort en Syrie
Le 4 février dernier, la visite à Ankara du nouveau président syrien Ahmed al Sharaa (après une première visite de celui-ci en Arabie saoudite) a donné le ton. Un accord de défense entre les deux pays est à l’étude et Erdogan compte profiter de sa mainmise sur le pouvoir à Damas pour régler leur compte aux Kurdes syriens, épine plantée dans le flanc sud-est de la Turquie.
S’y ajoute, et c’est décisif, l’arrivée de Donald Trump au pouvoir à Washington, et la question ukrainienne. Pour Trump, les grands pays ont un droit naturel à une zone d’influence, et la Turquie en fait partie. Les Européens qui se retrouvent jeudi 27 mars à Paris avec le président ukrainien Zelensky savent par ailleurs qu’aucun plan de paix digne de ce nom ne peut aboutir sans la coopération turque, y compris sur le plan militaire.
Convention de Montreux
La Turquie est la gardienne des détroits de la mer Noire en vertu de la convention de Montreux de 1936. Elle est l’un des premiers débouchés commerciaux de la Russie sous sanctions. Sa force militaire est la plus nombreuse, au sein de l’OTAN, l’Alliance atlantique. En clair: Erdogan est aussi en position de force sur l’Ukraine, à l’heure où les négociations reprennent en Arabie saoudite entre Américains et Russes.
Dernier avantage pour Erdogan: sa présumée pacification intérieure, suite à l’annonce du PKK, le parti kurde, d’abandonner la lutte armée. A 75 ans, son leader historique, Abdullah Ocalan – emprisonné en Turquie depuis sa capture au Kenya en février 1999 – a annoncé le 15 mars qu’il dépose les armes. Le 25 février 2025, depuis sa prison d’Imrali dans la mer de Marmara où il est placé à l’isolement, Ocalan a abdiqué. Une séquence qui coïncide, pile, avec l’intensification de la répression contre le parti du peuple d’Ekrem Imamoglu, grand vainqueur des élections municipales de mars 2024. Près de 300 personnes de ce parti ont été arrêtées à la mi-février. En neutralisant la mobilisation des Kurdes, Erdogan s’est assuré la possibilité de mener sans encombres son nouveau coup de force antidémocratique.
Allié ou danger?
Allié ou danger, ou les deux? La vérité est que la Turquie d’Erdogan est aujourd’hui dans une position idéale pour résister à toutes les pressions extérieures. Seule la mobilisation sans faille de la société civile, visible tous les soirs depuis l’arrestation du maire d’Istanbul, peut faire vaciller le régime qu’un coup d’Etat militaire, en juillet 2016, avait échoué à renverser. Depuis, le commandement de l’armée a été décapité. Et le chef spirituel des rebelles, Fatullah Gulen, est mort voici quelques mois aux Etats-Unis, le 20 octobre 2024. Juste avant l’élection de Donald Trump…