Recep Tayyip Erdogan n’est pas pour rien, à la fois, le président d’un pays membre de l’OTAN, et le chef d’un État qui continue de commercer avec la Russie sous sanctions occidentales. L’homme fort de la Turquie a toujours su, depuis le début de la guerre en Ukraine, préserver ses intérêts stratégiques en jouant de son rôle dans l’alliance atlantique, et de ses bons contacts avec Moscou. Une position idéale pour peser, au moment opportun, dans la balance géopolitique régionale afin de maximiser l’influence turque, la protection de ses frontières et la poursuite de l’épuration qu’il mène, dans son pays, contre les forces kurdes indépendantistes qu’il combat sans relâche.
C’est ce triptyque qui est à l’œuvre en Syrie depuis le déclenchement, ces derniers jours, de l’offensive des forces rebelles syriennes contre Alep, la seconde ville, dont le gouvernement de Bachar al-Assad a quasiment perdu le contrôle.
Acte 1: Erdogan, soutien vocal affirmé des Palestiniens et dénonciateur des crimes par Israël à Gaza, reste un pragmatique résolu à tirer le maximum d’avantages de la guerre entamée par l’État hébreu après l’assaut du 7 octobre 2023.
Acte 2: Le président Turc sait qu’il bénéficie du soutien tacite des Occidentaux, et des États-Unis dans ses opérations de sécurisation des zones frontalières méridionales. Il s’en était d’ailleurs expliqué officiellement dès la fin octobre 2023, alors que l’armée israélienne pénétrait dans Gaza. «Le feu allumé par Israël à Gaza et au Liban s’approche de nos frontières» avait-il déclaré. Or cette situation «qui pourrait s’étendre au nord de la Syrie, est une potentielle menace directe pour la sécurité de la Turquie».
Acte 3: Recep Tayyip Erdogan manie depuis des mois la carotte et le bâton avec les Kurdes de Turquie en soutenant les opérations de groupes armés dans le nord de la Syrie, en assouplissant la peine de prison de leur leader Abdullah Öcalan – désormais assigné à résidence, après avoir été emprisonné depuis 1999 – et en rouvrant la possibilité d’une plus grande autonomie des régions kurdes.
Acte 4: Tout territoire syrien «libéré», placé sous le contrôle de groupes armés favorables à la Turquie, redeviendra une zone potentielle d’accueil pour les 3,2 millions de réfugiés de ce pays installés dans les camps turcs avec l’assistance financière de l’Union européenne. Un rapatriement considéré comme indispensable par Erdogan alors que les frontières de l’UE se ferment de plus en plus.
Pourquoi, néanmoins, courir le risque de soutenir des opérations militaires en Syrie, et s’exposer ainsi à une riposte des deux principaux soutiens du régime de Bachar al-Assad: la Russie et l’Iran?
Russie et Iran fragilisés
La réponse est simple. Ces deux pays ont aujourd’hui beaucoup moins de moyens à consacrer à leur allié syrien, en raison de la guerre en Ukraine d’une part, et de la menace d’Israël sur Téhéran d’autre part. Plus important encore: les trois composantes armées qui envoyaient des volontaires en Syrie, le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais, et les Gardiens de la révolution iraniens, ne sont plus en position de le faire. C’est donc la structure même du pouvoir de Damas qui est atteinte. Au point que des rumeurs faisaient état, ces dernières heures, d’un possible coup d’État contre Bachar al-Assad. Rumeurs démenties par l’accueil, au palais présidentiel de Damas ce dimanche, du ministre iranien des Affaires étrangères.
Pour le Council on Foreign Relations (CFR), un influent think-tank américain, l’implication turque ne fait pas de doutes. Car après avoir tenté un rapprochement avec Assad, Erdogan a compris qu’il jouait perdant. «Ces dernières années, le gouvernement turc a cherché à normaliser ses relations avec la Syrie alors qu’il avait exigé la fin du régime Assad après le début de la guerre civile de 2011 et occupé des territoires dans le nord-ouest de la Syrie. Or ces ouvertures n’ont rien apporté.
Aujourd’hui, le président Erdogan et ses conseillers estiment qu’Assad est susceptible de tomber. La Turquie pourrait donc, s’il chute, exercer une influence unique sur le gouvernement qui succéderait à Damas. Un rôle considérable pour la Turquie dans une Syrie post-Assad aiderait les Turcs à gérer le problème (pour eux) de l’autonomie kurde en Syrie. Cela permettrait également de faciliter le retour des millions de réfugiés, principalement kurdes, qui se sont rendus en Turquie au cours des douze dernières années pour échapper à la guerre».
L’attente de Trump
Une question demeure en revanche: quel sera l’accueil réservé par les pays de la région (Irak, Égypte, Émirats arabes unis) à cette offensive turque via milices et groupes rebelles interposés? La réponse est en l’occurrence… à Washington, à quelques semaines de l’entrée en fonction de Donald Trump. Le président élu des Etats-Unis a toujours manifesté sa sympathie à son homologue autoritaire d’Ankara.
«Pendant la présidence de Joe Biden, la relation avec Washington était obscurcie par la guerre en Ukraine. Elle s’est largement limitée aux ministres des Affaires étrangères, marquant un contraste frappant avec la relation forte de leader à leader qui fonctionnait entre Erdogan et Trump» expliquait fin novembre à RFI l’analyste Ozgur Unluhisarcikli, du German Marshall Fund à Ankara. Le poker syrien peut rapporter gros: pas étonnant qu’Erdogan cherche à abattre ses cartes avant l’investiture présidentielle américaine du 20 janvier 2025.