Russell Banks n’était pas un écrivain. Il était l’Amérique. Comme John Steinbeck, l’auteur des «Raisins de la colère». Comme Jim Harrison, l’auteur de «Dalva». Mort à 82 ans ce dimanche des suites d’un cancer, ce romancier ressemblait à s’y méprendre à un autre auteur mythique: Ernest Hemingway. Même silhouette massive. Même barbe blanche. Même regard perçant et même charme qu’il savait utiliser auprès des femmes.
Mais Russell Banks n’aimait pas l’Amérique d’Hemingway, faite de puissance, de rêves et de folies. Son Amérique à lui était celle des ambitions perdues, des mystères de l’âme humaine éprouvée par la rudesse et la beauté des paysages de cet immense pays. Il aimait l’Europe parce qu’elle était pour lui le continent de la nuance. Il l’aimait aussi parce que le règne de l’argent ne lui semblait pas aussi oppressant et terrible que de l’autre côté de l’Atlantique.
Le registre de la vérité
Il n’y avait pas un cow-boy qui sommeille chez Russell Banks. Jim Harrison, qui fut l’un de ses amis, était bien plus sauvage, dans son Montana lointain, contrées des grands espaces. L’auteur du «Sous le règne de Bone», dont tous les romans ont été publiés en français chez Actes Sud et dans la collection de poche Babel, préférait les hommes aux arbres, au vent et aux reliefs.
Son registre était celui de la vérité face au système. Il nous ouvrait les yeux sur l’Amérique, comme lorsque je l’avais accueilli en 2006, à Genève, au Festival international du film sur les droits humains, dont il était cette année-là membre du jury. Leo Kaneman, son directeur, était à mes côtés. Russell Banks n’était pas venu en Suisse pour combattre son pays. Il n’avait ni le tempérament, ni la plume d’un révolutionnaire. Il était juste venu, comme il le faisait aussi souvent au festival «Etonnants Voyageurs» de Saint-Malo (Bretagne) pour dire que l’Amérique des petites gens existe aussi. Et que c’est elle qu’il faut regarder en face, pour bien comprendre les fragilités et les dérives de sa formidable puissance.
Deux livres resteront en moi comme la marque de l’art littéraire de Russell Banks. «American Darling» et «La Réserve». Deux histoires de femmes et de passion. Le premier raconte l’histoire d’Hannah Musgrave, jeune bourgeoise américaine de gauche partie, dans les années 70, se réfugier en Afrique. Le second dit l’odyssée de Vanessa Cole, dans son luxueux chalet en bordure d’un lac des Adirondacks, la chaîne de montagnes qui balafre le nord-est des États-Unis. Deux destins miroirs d’une même Amérique: celle qui peut vous donner les plus grandes chances et tout vous dérober, celle où la passion côtoie le crime, celle où le dollar est un roi que personne, jamais, ne pourra déboulonner.
On peut citer Steinbeck. Ou aussi Dos Passos, l’auteur du «42ème parallèle». Russell Banks était de cette trempe qui fait de la littérature autre chose qu’un art. Il disait la vie d’un pays continent, préférant Paris à New York sans jamais oublier ce qu’être Américain veut dire.
Il avait dérivé, jadis, en Jamaïque. Il y avait erré avec Bob Marley. Il regardait le monde tel qu’il est, sans jamais tomber dans le désespoir qu’affectionne, en France, un certain Michel Houellebecq dont il ne partageait nullement la détestation viscérale du bonheur. A Genève, en 2006, Russell Banks nous avait expliqué comment l’Amérique, tout juste sortie de la seconde guerre d’Irak, ne sait pas faire autrement que broyer le destin des pays et des hommes qu’elle a entre ses mains. Il était le conteur d’un pays géant, qu’il savait aussi être un ogre redoutable et dangereux pour son prochain. Il détestait Donald Trump, qu’il accusait sans ciller d’avoir partie liée avec la mafia new-yorkaise. Mais il savait aussi que les blancs pauvres d’Amérique, armés jusqu’aux dents, ont besoin de rêves. Et que cette soif peut les conduire au pire s’ils sont mal guidés.
L’espoir d’une Amérique meilleure
Deux fois finaliste du prestigieux prix Pulitzer, Russell Banks disait les maux de cette Amérique qu’il ne croyait pas capable de devenir, un jour, un pays comme les autres. Il ne faisait pas vivre sous sa plume les personnages de ces romans. Ils les faisaient survivre et tenir bon. Coûte que coûte.
La littérature n’est pas que le portrait de nos passions tristes. Elle est aussi le moteur de nos espérances, déçues ou blessées. Russell Banks n’avait jamais renoncé à espérer d’une Amérique qu’il savait pourtant capable du pire. Parce qu’elle est aussi capable, dans ce chaos qui la nourrit, de moments rares d’humanité.
Tous les romans de Russell Banks sont publiés en français aux éditions Actes Sud.