Liz Williamson est la reine des cow-boys. Et pour l’adolescente, tout juste élue lors du concours local «Miss America 2022» à Casper, Wyoming, Donald Trump n’évoque rien d’autre qu’une casquette rouge flanquée de quatre lettres. «Trump, c’est MAGA» rigole la petite reine d’un jour, en tenue de gala bleue électrique, sur le podium du Best Western Downtown, le motel de la ville situé en contrebas de l’Interstate 25. MAGA? «Make America Great Again», le slogan trumpiste numéro un.
Vous aimez l’Amérique des grands espaces? Vous rêvez de Far West en Harley-Davidson? Cette autoroute est faite pour vous. Départ du Wyoming. Direction le Nouveau-Mexique, via le Colorado. 667 miles d’affilée sous la protection de Jésus, les bras ouverts en format XXL sur des panneaux publicitaires à l’entrée de plusieurs villes. «Need a hug? Bring it in» (Besoin d’un hug. Amenez-le) dit le slogan d’une église évangélique sous l’image de ce Christ autoroutier. Pas de doute, cette Amérique-là est bien celle que Donald Trump rêve de nouveau de présider. Ce qui pourrait bien avoir lieu si son parti républicain remporte les élections de «midterms» du 8 novembre.
«Trump pollue tout. Il empoisonne tout»
Liz Williamson, notre Miss America de Casper, ne fait pas du tout rire Trey Sherwood. La première a tout juste 15 ans. La seconde, quadragénaire, se bat seule contre tous ou presque. Elue du comté de Cheyenne, sur lequel se trouve l’université de Laramie, cette avocate est l’une des cinq élus démocrates de la Chambre des Représentants du «Cow-Boy State», très majoritairement républicaine. Pour elle, Trump est le diable. «Il pollue tout. Il empoisonne tout. Je ne peux plus parler avec un collègue du parti Républicain sans parler de Trump. Ils sont endoctrinés. Le GOP (Grand Old Party) est devenu une secte» peste la juriste.
Trey Sherwood connaît chaque virage de l’Interstate 25. Ses parents sont de Casper, au centre de l’Etat du Wyoming. Elle rigole devant nous au «Bourgeois Pig», le café branché, un tantinet hippie, de cette ville qui pourrait servir de décor à un western. Trey n’a pas assisté au concours de «Miss America» qui vient de s’achever. Elle regarde, sur le parking, les parents des candidates refermer leurs valises, pleines de costumes et de rêves pour leurs reines de beauté. Un signe «Cow-Boy Welcome» nous accueille à l’entrée de l’hôtel. «Trump vend du rêve et ça marche. Il dit: c’est moi la vraie Amérique et la plupart des gens ici le croient. Notre problème, c’est l’absence de médias dignes de ce nom et le niveau d’éducation. Fox News, la chaîne de TV pro-Trump, fait du lavage de cerveaux à grande échelle».
Pied sur l’accélérateur. Direction Denver, au Colorado. Arrêt au Press Club de cette vibrante métropole de l’ouest Américain. Denver est un aimant pour tous ceux que la Californie et la Silicon Valley ont fini par fatiguer. Les milliardaires de la tech et les nomades du numérique y affluent. Les prix de l’immobilier ont explosé. Alby Segall nous reçoit tout sourire. Son club est l’un des plus vieux repères de journalistes à l’ouest des Etats-Unis. Au mur, les quatre prix Pulitzer obtenus dans le passé par les rédacteurs du «Denver Post» sont sa fierté.
Sauf que ce monde-là a disparu. Plus un journal digne de ce nom ou presque, le long de l’Interstate 25. Les quotidiens régionaux d’antan, puissants et bien informés, ont été remplacés par des quasi-feuilles d’avis publicitaires, rachetés par des groupes financiers. La presse ne fait plus son job. Les réseaux sociaux dominent. Internet, ses rumeurs et sa désinformation sont les arbitres politiques suprêmes.
Alby Segall aime notre idée de raconter l’Amérique à travers cette autoroute construite sous l’administration Roosevelt, au sortir de la grande crise de 1929. A une nuance près: «Ces Interstate ont été construites pour relier les Américains entre eux. Il y avait alors un projet social derrière ces grands travaux. Roosevelt voulait rassembler tous les Américains». Un siècle plus tard? «On ne se parle plus. Pour moi, Trump est un fasciste. Point. Mais si je dis cela à un routier au volant de son camion, ou à un rancher en train de conduire son pick-up, je me retrouve tout de suite accusé de trahir mon pays.»
Le Wyoming est rouge républicain, le Colorado est violet
J’ai choisi de contourner Denver, à part cet arrêt au Press Club. J’ai roulé sur l’Interstate 25 de nuit. Le long de son parcours, le Colorado déroule ses plaines. A l’ouest, les Montagnes rocheuses barrent l’horizon et le coucher du soleil. Virage à la nationale 58, en direction de Taos, au Nouveau-Mexique. L’objectif est de faire un détour par cette ville, repaire de peintres et d’artistes, avant de piquer sur Santa Fe. Le Wyoming est républicain. Ses 500 000 habitants pèsent peu sur la carte électorale américaine. Le Colorado est violet: tantôt bleu (démocrate), tantôt rouge (républicain). Son gouverneur, Jared Polis, est juif, gay et marié.
Arrêt de nuit à Cimarron, en plein désert. Alby Segall m’y a recommandé William, le propriétaire du Hikers Inn, le seul motel de la localité. Et voilà que Trump s’invite dès mon arrivée dans la conversation. William n’aime pas Biden, son successeur à la Maison Blanche. Trop vieux. Trop mou. Trop mouillé dans «la politique politicienne de Washington», lui le vétéran du Congrès, élu Sénateur du Delaware en… 1972. Je regarde la brochure touristique que me tend mon logeur. Cimarron était autrefois une halte connue dans tout l’ouest des Etats-Unis. Son unique hôtel, le Saint-James, fut construit par un immigrant français, Henri Lambert, cuisinier d’Abraham Lincoln devenu chercheur d’or. J’essaie de parler économie, mais aussi écologie.
La rivière qui traverse le Cimarron Canyon State Park est l’un des plus fameux sanctuaires du pays pour la pêche à la mouche. A Denver, l’écrivain Peter Heller me l’a recommandé. Pourquoi revenir toujours à Trump? «Qui d’autre? Je n’aime pas Trump en tant que tel nuance William, en me tendant la clé de la chambre 11. Si un autre se lève chez les Républicains, comme le gouverneur Ron de Santis (Floride), je réfléchirai».
Une Amérique en modèle réduit
L’Interstate 25 est un monde en soi. Une Amérique en modèle réduit. Les miles défilent sans rien d’autre que le désert ou les prairies de chaque côté. Des enseignes de motel tout droit sorties des années 60. Des couples en Harley Davidson, sans casque, lancés sur le bitume pour profiter de l’été indien. Drôle. Personne ici ne parle du reste du monde et de l’Europe. Très peu savent où se trouve l’Ukraine. Mais tout le monde me parle de la Chine. Là est la menace. Celle que Trump a su identifier, théoriser, vendre à l’opinion sur le thème «America is back» (l’Amérique est de retour).
Joe Biden? Trey Sherwood, l’élue démocrate du Wyoming m’avait prévenu, après m’avoir guidé jusqu’à l’entrée de l’Interstate. «Biden-Harris (l’actuel président et vice-présidente), c’est invendable ici, sauf chez les libéraux de gauche de Denver ou Taos. Le parti démocrate est, aux yeux des gens d’ici, le parti des élites déconnectées de la réalité, des noirs et du lobby LGBT». Logique qu’à Cimarron, ses partisans soient si peu nombreux. Les «rednecks» y dominent. Une petite classe moyenne blanche pour laquelle l’Ukraine est synonyme de corruption et l’Europe de séjour touristique. «L’Europe, j’ai aimé y aller quand j’étais plus jeune. J’étais alors dans l’armée, basé en Allemagne lâche Willie, l’antiquaire du coin, dont la famille a, il y a bien longtemps, émigré des Pays-Bas. Franchement, vos pays sont magnifiques. Vous êtes un chouette musée. J’ai juste un conseil: ne vous laissez pas acheter par les Chinois. Ces types-là veulent tout contrôler».
Le spectre d’une nouvelle guerre civile
Les deux Amériques se regardent et ne se comprennent plus. Elles se côtoient. Elles se saluent. Mais elles n’échangent plus. A Santa Fe, le quartier des galeries d’art, au centre-ville, est accessible en quelques minutes depuis l’Interstate 25. Ce dimanche, le parking est libre devant le Capitole local, bel édifice circulaire inspiré de l’architecture «Adobe» des indiens Navajo. Warren Keating est moins inquiet que la moyenne de mes interlocuteurs. Ce galeriste m’a convié à boire un verre au Rancho Encantando, l’un des plus beaux hôtels de la région. «Oubliez les refrains sur une possible nouvelle guerre civile américaine, argumente-t-il. Beaucoup de gens votent Trump sans illusion sur le personnage. Beaucoup redoutent ce que son retour éventuel au pouvoir à Washington pourrait entraîner, après l’assaut sur le Congrès du 6 janvier 2021. Il ne faut pas mettre dans le même sac ceux qui approuvent sa politique, et ceux qui adulent sa personne. Il y a dans tout ça une grande part de cinéma».
Vrai? Le ruban d’asphalte à six voies de l’Interstate 25 se déroule devant moi. Cap plus au sud, sur Albuquerque, la ville universitaire où a été tournée la série culte «Breaking Bad». L’histoire de Walter White, professeur de chimie désargenté transformé en redoutable fabriquant et trafiquant de «meth», la drogue synthétique qui fait des ravages dans le pays. Républicain ou démocrate, ce Walter White campé par l’acteur Bryan Cranston?: «A la fin, il renonce à cacher qui il est, complète Warren Keating. Il accepte ce qu’il est devenu. Il croit qu’il est plus intelligent que tout le monde et qu’il est la réincarnation de Tony Montana, le héros de «Scarface». Il est libertarien. Pour le marché libre. Convaincu que la force l’emportera toujours. Bref, il est Américain.»
Prochain épisode: A Taos, Nouveau-Mexique, l'Amérique anti-Trump