Une semaine à l'heure de l'Ouest, de ses cow-boys, de ses ranchs et de ses colères. Wyoming, Colorado, Nouveau-Mexique. Jusqu'au 8 novembre, date des «midterms», les cruciales élections de mi-mandat qui décideront en partie de l'avenir de Joe Biden, Blick est parti sur les traces des supporters ruraux de Donald Trump, ce promoteur new-yorkais devenu l'idole des «Rednecks», la classe populaire blanche de l'Amérique profonde. Pour mieux comprendre les fractures d'un pays traumatisé à l'idée de perdre sa puissance.
La petite maison dans la prairie pourrait se trouver là. Gillette, comté de Campbell, nord de l’Etat du Wyoming. Les rares panneaux électoraux des candidats aux «midterms», les élections de mi-mandat qui auront lieu le 8 novembre au niveau fédéral et local, sont battus par les vents. Les collines recouvertes de prairies barrent l’horizon, juste troué par l’Interstate 25, l’autoroute qui traverse l’ouest des États-Unis, du Montana jusqu’au Nouveau-Mexique. Charles Ingalls, alias Michael Landon, le pater familias de la série télévisée culte des années 1970 et 1980, a justement accepté de nous voir.
L’une des mines les plus prolifiques de l’ouest américain
Même chapeau aux rebords qui tombent. Mêmes bretelles pour soutenir le pantalon de toile épaisse, sous la veste à carreaux flanquée de l’écusson «Carbon County – Powder River Basin». Même poignée de main rugueuse et amicale. Même visage de bon gars résolu à aider son prochain. Shane Gasvoda n’est pas descendu de son chariot tiré par des chevaux pour nous accueillir, comme l'aurait fait Ingalls le pionnier. Son compagnon de tous les jours est son «truck», un pick-up Chevrolet sur lequel il attelle dès qu’il peut son «trailer», cette caravane qui sert de résidence secondaire à sa famille, presque chaque week-end.
La porte du pick-up s’ouvre pour nous convier à monter à l’arrière, où la housse vide d’une carabine traîne sur le plancher. Shane n’est pas un cow-boy. Il n’est pas propriétaire d’un ranch. Shane est mineur. Ou plutôt ingénieur chez Wyodak, l’une des mines de charbon les plus prolifiques de l’ouest américain. Et Shane déteste les «milliardaires californiens» qui, selon lui, imposent partout leurs diktats «électrico-écologiques» et «versent des milliards au parti démocrate» du président, Joe Biden.
Gillette est fière de son charbon
Welcome au cœur de l’Amérique qui entend bien revoter Trump et ne se sent pas coupable. Le far-west, le vrai, est là sous nos yeux. A l’ouest, la rampe enneigée des montagnes Rocheuses. A l’est, des plaines à l’infini qui butent, au Dakota voisin, sur les Black Hills, ces reliefs vénérés par les Amérindiens que les pionniers massacrèrent sitôt achevée la guerre de Sécession (1861-1865), pour y chercher de l’or. Gillette est fière de son charbon. Sur le site de la mine en plein air de Wyodak, le gisement de minerai noir ressemble à une énorme traînée de poudre dans laquelle viennent piocher, à tour de rôle, des pelleteuses géantes. Une rampe automatique a remplacé les wagonnets d’antan. Le ruban noir parcourt ainsi des kilomètres à travers la prairie, de la mine jusqu’aux sites de traitement de ce charbon tout juste sorti de terre.
La légende de l’Ouest
«A une époque indéterminée, à la suite d’une convulsion souterraine, la mer se dessécha peu à peu, laissant une plaine immense, sablonneuse par endroits, fangeuse presque partout, à peine ridée des quelques ondulations qu’y avaient creusées les courants sous-marins. […] On y traverse en quelques heures des gisements de houille, des dépôts de pétrole, des mines d’or, de cuivre et d’argent.» Tel était le portrait de ces contrées dressé, en 1884, par le Baron de Mandat-Grancey, aristocrate-aventurier français. Son livre «Dans les montagnes Rocheuses» fut un best-seller dans toute l’Europe. La légende de l’Ouest arrivait, avec le cirque du fameux Buffalo Bill, sur le Vieux Continent. Or ce pays-là, un siècle et demi plus tard, n'a aucune intention de changer.
Trump, promoteur new-yorkais devenu roi des cow-boys? L’improbable question n’a même pas besoin d’être posée. A Gillette, le charbon a fait vivre des générations de travailleurs américains. «260 millions de tonnes de minerai exporté en 2021. 65% du charbon des Etats-Unis provient d’ici. Nous sommes la chaudière du pays», assène Shane, en se tournant vers celui qui, peut-être, tient le sort de cette région entière entre ses mains.
Jim Ford, casque jaune vissé sur le crâne, incarne peut-être l’avenir de la Rocky Mountain Power Plant, l’énorme centrale électrique située en contrebas de la mine. Construit en 1978, ce complexe thermique est supposé fermer en 2037. Mais Jim et les siens se battent. A quelques kilomètres, sur sa proposition, l’Etat du Wyoming vient d’investir dans la station de Dry Fork, un site entièrement consacré aux technologies les plus modernes de capture et d’enfouissement du CO2. Cent millions de dollars y ont déjà été investis par des firmes privées.
«Le charbon, ce n’est pas le diable»
Or, qui a défendu ce projet pionnier, lorsqu’il dirigeait le pays depuis la Maison-Blanche à Washington? «Donald Trump a compris que le charbon, ce n’est pas le diable. On peut le dépolluer. Trump a aussi levé le moratoire sur l’exploitation de nouveaux sites miniers imposé par Obama. C’est ce qu’il fallait faire! Aujourd’hui, vous seriez incapables de reconnaître les sites des anciennes mines que nous avons réhabilités. L’herbe y est encore plus verte et grasse», lâche Jim Ford, devant une carte du Comté. L’administration Biden s’est prononcée en juillet 2022 pour des règles minières bien plus strictes, sans pour autant revenir au moratoire des années Obama.
La hausse de la consommation de charbon (+14% en 2021), en raison des besoins énergétiques, y est bien sûr pour quelque chose. Mais quoi qu’il fasse, l’actuel président démocrate a perdu la partie dans cet Etat acquis à la cause du Parti républicain, version «MAGA» (Make America Great Again), le slogan trumpiste: «Trump nous défend. Biden ne pense qu’à tout liquider, complète Shane Gasvoda. Il se présente comme un apôtre du progrès et du climat alors que la technologie est de notre côté, mais que personne ne veut nous entendre. Le charbon n’a pas de raison d’être mis hors la loi. Qui dépolluera demain, lorsque les batteries électriques pleines d’acide et de composants toxiques déferleront sur la planète?»
L’énergie, impitoyable bataille politique
La guerre des mines et du charbon est en arrière-plan de la bataille politique qui fracture l’Amérique. Tout comme, jadis, le fracking, l’exploitation du gaz de schiste devenu, au cours des années 2000, l’instrument de la puissance énergétique de la première puissance mondiale. Plus de la moitié du pâturage public géré par le Bureau de gestion du territoire américain (Bureau of Land Management) a disparu sous les forages. Prés de 20 millions d’Américains vivent aujourd'hui à moins de 1,6 kilomètre d’un puits de gaz ou de pétrole.
L’énergie est une impitoyable bataille politique. Avec la (bien) trop libérale Californie dans le viseur: «Les milliardaires de la Silicon Valley viennent ici acheter des ranches. Leur Etat n’est pas autosuffisant en électricité. Ils ont besoin de notre charbon pour faire rouler leur Tesla. Qui ose dire ces vérités?» s’énerve, à Gillette, un cadre de la mine Wyodak.
Juste à côté, à l'entrée d'un ranch, une série de panneaux et de déclarations d'utilité publique vantent l’installation d’une prochaine ferme d’éoliennes. «On nous présente comme des cow-boys arriérés, mais nous ne le sommes pas, conclut Jim Ford. Du charbon, du vent, du pétrole: nous avons tout cela ici, et c’est notre boulot de l'exploiter. Trump, au moins, n’a pas le cerveau lavé par tous ceux qui veulent nous faire abandonner ces ressources qui ont fait l’Amérique.»
Prochain épisode: A Cheyenne, Wyoming: bétail, or noir et missiles nucléaires.