Une semaine à l’heure de l’Ouest, de ses cow-boys, de leurs ranches et de leurs colères. Wyoming, Colorado, Nouveau-Mexique. Jusqu’au 8 novembre, date des «midterms», les cruciales élections de mi-mandat qui décideront en partie de l’avenir de Joe Biden, Blick est parti sur les traces des supporters ruraux de Donald Trump, ce promoteur new-yorkais devenu l’idole des «Rednecks», la classe populaire blanche de l’Amérique profonde. Pour mieux comprendre les fractures d’un pays traumatisé à l’idée de perdre sa puissance.
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La bannière étoilée claque sur le Capitole. A l’intérieur, sur les murs de la Chambre des représentants et du Sénat, les tableaux de la conquête de l’Ouest et des guerres amérindiennes de la fin du XIXe siècle accueillent le visiteur. Nous ne sommes pas à Washington. Ce Capitole-là, planté au beau milieu de Cheyenne, la capitale du Wyoming, n’a pas été, le 6 janvier 2021, pris d’assaut par les hordes supporters de Donald Trump, chauffées à blanc par l’ancien président qui continue encore aujourd’hui d’accuser Joe Biden d’avoir «volé» son élection.
Le gouverneur républicain sortant, Mark Gordon, est l’homme fort du «Cow-Boy State». Rancher du côté de Buffalo, dans le nord de l’État, ce disciple de Ronald Reagan est en tournée électorale pour les «midterms» du 8 novembre. Michael Perlman, son porte-parole, nous reçoit au petit matin. La réélection de son patron, il le sait, est assurée. Mais les Trumpistes ne le ménagent pas. «Mark est un impeccable républicain. Il a passé son premier mandat à défendre les éleveurs et les mineurs. Il croit dans les technologies de stockage du carbone élaborées ici, à la Wyoming School of Energy Resources de l’université de Laramie. Il défend l’extraction de l’uranium, et se bat contre les régulations fédérales devant les tribunaux.»
CV parfait. Eloge des valeurs familiales pro-life et anti-avortement, de la religion et du sacro-saint droit constitutionnel à porter une arme. Sauf que Donald Trump et ses partisans exigent toujours plus du GOP, le Grand Old Party, le Parti républicain: «Ce qui définit aujourd’hui un républicain, même dans un État acquis à ce parti comme le Wyoming, n’est plus du tout évident, poursuit Michael Perlman. La politique nationale nous divise. Tout se résume à… pour ou contre Trump.»
Harriet Hageman contre Liz Cheney, duel emblématique
J’ai débarqué au Wyoming avec une idée fixe: comprendre pourquoi Donald Trump, ce promoteur new-yorkais si éloigné des valeurs et des réalités du Far West, a autant d’admirateurs fervents dans ces grands espaces synonymes de liberté et d’indépendance farouche vis-à-vis de l’Amérique urbaine. Et voilà que l’explication m’est donnée à Cheyenne, dans ce Capitole presque aussi grand que le Palais fédéral de Berne, par Jim, l’un de ses fonctionnaires.
Jim tient dans sa main le seul café (à peu près) potable de la capitale du Wyoming: celui du Starbucks proche de la gare de marchandises, escale obligatoire pour les interminables trains de l’Union Pacific qui traversent les Etats-Unis avec leurs kilomètres de wagons. Jim connaît Liz Cheney, la députée républicaine sortante de l’État, battue aux primaires en août par sa suppléante Harriet Hageman, parce qu’elle a osé se dresser contre Trump, en présidant la commission d’enquête sur l’assaut du 6 janvier 2021 contre le Congrès, à Washington. «Je ne crois pas que ceux qui votent pour lui sachent vraiment qui est Trump, risque-t-il. Ils ne retiennent que ses discours. Ça leur plaît, avec leur bulletin Trump, de dire aux élites californiennes et new-yorkaises: on vous emm…»
«L’État fédéral? Vérolé par les lobbies…»
Jim regarde autour de lui. Il me montre, planté dans le jardinet d’un coquet pavillon sur House Avenue, un panneau pour Harriet, l’avocate qui a fait mordre la poussière à Liz Cheney, dont le père, élu du Wyoming, fut quand même vice-président de Georges W. Bush (2001-2009). «Ici, les gens se foutent pas mal de Washington. Ils ne veulent qu’une chose: que leurs élus les défendent. Ils pensent que Liz a pris la grosse tête et les a oubliés. Ils estiment que Trump, au contraire, leur a renvoyé l’ascenseur durant son mandat. Ils raisonnent en termes de jobs, de mines de charbon ouvertes, de têtes de bétail. Ils pensent de toute façon que l’État fédéral est vérolé par les lobbies et qu’il ne sert pas à grand-chose.»
Les têtes de bétail sont aux portes de Cheyenne, cette ville dont le nom est emprunté à la nation indienne Cheyenne décimée jadis par les pionniers et l’US Cavalry. Bétail, or noir, éoliennes et missiles nucléaires: tel pourrait être le sous-titre du King Ranch, l’énorme exploitation de Mark Eisele. Ici, l’homme est une légende. Vice-président de la US Cattlemen Association, la puissante association des électeurs américains, ce rancher sexagénaire à la barbe blanche soignée, feutre noir vissé sur le crâne, s’est amusé à nous faire grimper sur la colline qui domine les 20'000 hectares de sa propriété. En contrebas? La base Peterson de l’US Space Command et ses silos de missiles nucléaires. Quel rapport avec Trump? «Ce type a des c…, lâche le rancher. Je ne me fais pas d’illusion sur ses méthodes ni sur sa personnalité. Il est arrogant et parfois détestable. Mais il cogne. Croyez-moi, si Trump était encore à la Maison-Blanche, Poutine se serait tenu plus tranquille vis-à-vis de l’Ukraine. Les missiles qui sont là-bas, c’est aussi ça, 'America First'!»
Vingt puits de pétrole, cent éoliennes et des milliers de vaches Angus
Mark Eisele n’est ni aveugle, ni sourd, ni stupide. Sur son ranch, cet éleveur à l’allure de cow-boy de western gère un cheptel de plusieurs milliers de vaches Angus au pelage noir, une vingtaine de puits de pétrole et plus de cent éoliennes. Dans son pick-up, son ordinateur portable est connecté en permanence à la station de contrôle des «Pumping Jack», les bras extracteurs d’or noir, exploités par une firme du Texas. Mark suit les cours du brut sur les marchés mondiaux. Il connaît mieux que bien des activistes écologistes le fonctionnement des éoliennes. Et vu que le premier vétérinaire est à trente miles (50 kilomètres), faire les vêlages en plein hiver, avec ses cow-boys saisonniers mexicains ou péruviens, est une habitude.
La semaine après notre passage, son projet était de seller ses chevaux pour aller récupérer des vaches laissées en pâturage durant l’été dans les montagnes. Une vie copiée, une siècle et demi plus tard, sur celle de ses ancêtres «homesteaders», qui vinrent s’établir ici après le Homestead Act de Lincoln.
«Non aux donneurs de leçons du Parti démocrate»
Rappel historique: en 1862, en pleine guerre de Sécession, ce président américain (qui sera assassiné en 1865) promet des terres gratuites à l’ouest des États-Unis pour tous ceux capables de les cultiver. La mentalité n’a pas changé: «Ici, on a toujours vécu avec la nature. Elle a épuisé, ruiné, tué parfois nos familles. C’est pour ça qu’on n’aime pas les donneurs de leçons du Parti démocrate. Fondamentalement, ils veulent qu’on change notre mode de vie. Trump, lui, nous fait confiance», complète Mark Eisele.
Rien à dire. Le type est sympathique en diable. Devant sa ferme, le drapeau américain est planté dans un parterre de fleurs. Donald Trump est un emblème. Dans ces immensités du Far West qu’aucun désordre mondial ne semble capable d’atteindre, l’ancien président et ses slogans «America First» ou MAGA (Make America Great Again), répétés de meeting en meeting, sont comme les airs de country music au Bunk House, le saloon le plus populaire du comté de Laramie. Il disent le refus de céder aux injonctions de la modernité. La puissance impossible à arrêter. La nostalgie d’un monde ancien. Ils disent le refrain du rapper Wade B., soudain entonné pour nous par l’orchestre cow-boy du Bunk House en guise d’amical avertissement: «I won’t change». Le refrain d’une Amérique qui ne veut pas changer. Et tant pis pour le reste du monde.
Prochain épisode: Casper, Denver, Taos, l’Amérique fracturée de l’Interstate 25