Ne demandez pas à Tony Walker s’il redoute le retour au pouvoir de Donald Trump. A Taos, épicentre artistique de cette «Provence» Américaine qu’est le nord du Nouveau-Mexique, cet ancien cadre pharmaceutique bondit presque à l’évocation du nom de l’ancien président. Tony est désormais galeriste, spécialisé dans l’exposition des artistes locaux. L'un d'entre eux, Jim Wagner, aujourd’hui décédé, était un familier de nombreux écrivains de l’ouest des Etats-Unis. Tony vient du Texas. Il est gay, marié, et ne supporte pas que Trump s’affiche, à coups de slogans, comme l’unique défenseur d’une Amérique forte, de retour sur la scène mondiale: «Ce que je dis est factuel: les Etats-Unis sont bien plus présents dans le monde depuis que Joe Biden est à la Maison-Blanche s’énerve-t-il, entre deux commentaires sur les tableaux qui couvrent les murs de sa galerie. La seule chose que Trump et ses partisans savent faire, c’est menacer, insulter, semer la division. Ses méthodes sont dignes de celles d’Hitler!»
L’Amérique rebelle, contestataire, gay-friendly
Il faut parcourir une centaine de miles à l’écart de l’Interstate 25 pour rejoindre Taos depuis cette autoroute qui longe les montagnes Rocheuses. D’abord prendre la route nationale 58 qui coupe dans le désert, puis plonger dans les canyons, longer plusieurs rivières et remonter sur le plateau qui domine la vallée de Santa Fe, la capitale du Nouveau-Mexique. Quel ciel! Quel paysage! Quelle lumière! Taos est aussi le berceau des «Earthships», ces impressionnantes demeures écologiques autonomes entièrement construites à partir de matériaux recyclés: vieux pneus, bouteilles, planches d’échafaudages… Des maisons serres qui ne dépendent ni de l’électricité publique, ni de l’approvisionnement en eau municipal.
«Trump est incapable de présider sans haine»
Cette Amérique des artistes est rebelle, contestataire, gay-friendly, favorable à la discrimination positive pour toutes les minorités. Bref, l’enfer sur terre pour les Trumpistes qui rêvent de transformer le parti républicain en secte dévouée à l’ex-président. «Vous nous demandez si nous avons peur du retour de Trump? Bien sûr que oui reconnaît Loretta, la librairie voisine de la galerie de Tony Walker.
Dans cette ruelle de Taos, les parterres sont soignés. Le sol est pavé. Chaque devanture est bichonnée. Les touristes sont Américains, Mexicains, Asiatiques, Européens. Tous les hôtels affichent complets le week-end. Les églises catholiques traditionnelles, construites dans ce mélange traditionnel de terre et de paille maîtrisé par les Indiens Navajos, ressemblent à des musées.
Alors Trump et sa Trump Tower, à New York… «Ce type est incapable de présider sans haine, de rassembler, bref, d’être le président de tous poursuit Tony Walker. Trump se comporte comme s’il avait acheté la Maison Blanche. Comme si la politique était un «deal» de plus. On achète. On revend. On fait un bon profit et on s’écrie: «I am the best».
Pour Donald Trump, l’Amérique patriarcale du labeur
Il fallait finir ce périple ici du côté de Ledoux Street, une autre rue artistique de Taos, du nom d’un ancien trappeur français. Finir ici pour visualiser encore plus ces deux Amérique, bien distinctes le long de l’Interstate 25. D’un côté l’Amérique patriarcale du labeur, des routiers, des manutentionnaires, des ouvriers (même s’il en a de moins en moins), des caissiers de supermarchés, des éleveurs, des chasseurs.
Tous persuadés que l’État fédéral ne les défend plus et que les normes internationales – du climat aux droits de l’homme – sont faites pour émasculer leurs libertés. De l’autre, une Amérique qui n’est pas belliciste, dont les colères sont écologiques et qui connaît le prix sanglant de son histoire. Une Amérique qui se souvient de la guerre de Sécession, des guerres Indiennes qui décimèrent les «Native Americans», des lois raciales, de la guerre du Vietnam, de la lutte des femmes pour le droit à avorter.
La crainte de la guerre civile que pourrait déclencher le retour au pouvoir de Donald Trump est plus palpable à Taos qu’ailleurs. Car ici, artistes, galeristes et amoureux d’une vie alternative respectueuse de l’environnement se sentent visés: «Les Trumpistes ne portent pas des armes pour se défendre s’énerve une retraitée de l’enseignement. Ils sont armés pour pouvoir un jour nous prendre pour cibles. Ce qui s’est passé au Capitole, le 6 janvier 2021, peut se reproduire. A Washington ou ailleurs».
Obama, le président à abattre pour les Trumpistes
J’ai attendu la fin de la journée, à Taos, pour parler des «midterms», les élections parlementaires de mi-mandat du mardi 8 novembre qui pourraient signer une défaite politique pour le parti démocrate, majoritaire à la Chambre des Représentants et au Sénat. Je l’ai fait au Taos Java, l’un des cafés branchés de la ville, assis sur la terrasse ensoleillée, entourés d’amis de Tony Walker et de sa voisine libraire. Trump? «Sa force est de diaboliser ses adversaires concède Bryan, un jeune stagiaire de la librairie. Là, il est le plus fort. Il raisonne comme les télévangélistes qui l’adorent: il est le bien et les autres sont le mal».
Sa présidence, entre 2016 et 2020? «Il n’a pas arrêté de dénoncer l’héritage d’Obama, contre lequel il aurait sans doute perdu si Obama avait pu se représenter après deux mandats. Trump n’a pas de projets. Son programme, c’est: je vais vous faire gagner plus d’argent alors que les élites s’en mettent plein les poches pour elles-mêmes».
La discussion s’anime. L’intelligentsia de Taos, contestataire, n’aime pas la dynastie Clinton, la puissance des géants de l’internet, les pontes du parti démocrate qui se partagent les postes. Dans cet antre artistique du Nouveau-Mexique, les critiques sont féroces contre l’élite capitaliste américaine qui a vendu le pays à la Chine, bradé les services publics comme la poste, laissé proliférer les opioïdes dans les pharmacies. «Trump n’est pas la cause du trumpisme, ose Tony Walker. Il est le produit du règne du roi dollar. Les démocrates richissimes ont tout sacrifié au profit. Ils ont laissé proliférer les inégalités. Le système éducatif s’est détérioré. Les médias ont disparu au profit des «fake news» sur Internet».
Pas une guerre civile, une guérilla…
Je reviens sur le risque de guerre civile. Possible? «Pas une guerre civile genre guerre de sécession: une armée contre l’autre m’avait averti, à Denver, l’écrivain Peter Heller. Plutôt une guérilla civile, avec des poches de population qui refusent l’autorité de l’État. Trump rend les Américains sauvages. Sa loi, c’est celle du plus fort, du plus riche..et de tous ceux qui sont prêts à se battre sans états d’âme pour s’enrichir.».
Au centre de Taos, une fresque murale du peintre George Chacon montre des indiens Navajos emmitouflés dans des couvertures autour d’un feu. Figés dans l’attente. «L’Amérique d’aujourd’hui est comme ça, poursuit Tony Walker. On se recroqueville. On attend. On est pas en guerre. Mais on a peur.»