Un écrivain en colère, cela ressemble à ça: sur la terrasse de sa maison de Denver, capitale du Colorado, Peter Heller ne peut pas s’empêcher de débattre des élections du 8 novembre avec ses voisins. Le romancier, auteur de «La Rivière» (Ed. Actes Sud), est l’une des plumes les plus célèbres des États-Unis. Ses livres racontent les grands espaces de l’Ouest, le rapport des Américains avec la nature, les valeurs authentiques de ce pays qu’il parcourt dans tous les sens.
Que Peter Heller, très inquiet du dérèglement climatique, soit opposé à Donald Trump n’est pas une surprise. Mais qu’il choisisse, à la veille de ce scrutin de mi-mandat, de lancer un cri d’alarme à l’intention de ses lecteurs européens prouve son angoisse. «Son» Amérique est-elle menacée de disparition? Ce formidable peintre des âmes et des paysages le redoute. Rencontre chez lui, entre deux tasses de café et un déjeuner mexicain chez Javier’s Diner, son restaurant préféré sur Tennyson Street, dans le quartier bohème de Denver.
Peter, rassure-moi, l’Amérique n’est pas au bord d’une nouvelle guerre civile?
Je ne crois pas. Pas maintenant. Mais je suis incapable de te rassurer, car je redoute que cela arrive, moi aussi. Pas une guerre avec des armes. Mais une guerre de la pensée qui nous jette les uns contre les autres et qui ne finisse par édifier entre nous un mur de colère et d’incompréhension. La ligne de front politique devient de plus en plus dangereuse et violente. Les insultes pleuvent. Une bonne partie des candidats adoubés par Donald Trump jure encore que la dernière élection présidentielle a été volée par Joe Biden! Le débat démocratique normal n’est simplement plus possible. Je ne comprends pas comment les partisans de Trump peuvent être aussi sourds et aveugles.
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Tu dis qu’ils sont aveuglés, mais eux disent qu’ils croient dans sa politique, qu’il se bat pour eux. J’ai entendu ça dans le Wyoming, dans le Colorado…
Tu as raison. C’est ce qu’ils disent. Et je ne comprends pas. Comment un rancher du Wyoming qui bosse dur, qui croit à la valeur travail, qui dépend de la terre et de l’eau pour son bétail, oublie toutes ces valeurs lorsque Donald Trump surgit sur une estrade, avec sa casquette rouge MAGA (Make America Great Again)? Je connais ces types à qui tu as parlé dans les fermes ou dans les mines. Ce sont de très braves gars. Ce n’est pas parce qu’ils ont un chapeau de cow-boy sur la tête qu’ils sont stupides. Au contraire. Ils représentent l’Amérique qui fait rêver. La liberté. La possibilité de repousser toujours plus loin les frontières du possible. J’aime ces gens-là. Ils ont toujours été loyaux envers leur pays. Mais Trump les rend fous.
Peter, tu es un écrivain connu, réputé, fêté dans les cercles intellectuels aux États-Unis comme en Europe. Ce n’est pas toi qui dérailles? Tu as peut-être trop pris de distances avec la réalité de tous les jours, vécue par une grande partie de tes compatriotes. Cette classe moyenne blanche, toi et les intellos, vous ne l’avez pas trop oublié?
Qu’est-ce que tu me racontes? Trump caricature tout, et ceux qui le soutiennent boivent ses fables et ses mensonges. Sa grande réussite politique, et c’est le plus tragique, est d’avoir semé la peur avec succès. Sous prétexte de redonner à l’Amérique sa puissance, il diabolise tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Des gens comme moi, qui connaissent pourtant bien l’Amérique profonde, sont désormais considérés comme des traîtres. Pourquoi? Parce que nous ne voulons pas nous soumettre aux diktats des églises évangéliques, parce que nous nous battons pour les droits des femmes, parce que nous lisons les rapports sur le réchauffement climatique. Je suis pour le débat. Je fais partie de ceux, par exemple, qui pensent que la Californie, avec ces milliardaires et ces géants d'Internet qui veulent tout dominer, est devenue trop ignorante des réalités des autres États. Je suis pour l’équilibre. Trump veut tout. Je le répète: il est écouté parce que les gens ont peur.
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Je sais que tu es globalement très inquiet. Pas seulement pour l’Amérique, mais pour notre monde moderne. C’est parce que tu es proche de la nature que tu es si inquiet?
Mais enfin: regarde autour de toi, ici à Denver ou en Europe. Je suis convaincu que nous sommes déjà socialement déstructurés par l’impact du réchauffement climatique. Nos sociétés redeviennent tribales. Elles sont minées par le chacun pour soi. La violence se normalise, puisque nous avons intégré l’idée que les ressources disponibles seront de plus en plus coûteuses, et de moins en moins possibles à partager. Trump est le prophète de cette apocalypse. Ce qu’il dit, c'est: «Avec moi, vous conserverez votre part du gâteau et les autres, on les éliminera!»
C’est donc râpé pour Biden et les démocrates? Le 8 novembre, Trump et les siens vont l’emporter?
Je ne sais pas. Je mise sur les contradictions positives de notre Amérique. Je connais des Trumpistes fanatiques qui, ces dernières semaines, ont pris tous les risques pour sauver des maisons de vacances de résidents californiens menacées par des incendies de forêts ici, dans le sud du Colorado. Ces gens sont en train de devenir fous, mais ils ne le sont pas encore tous. Il reste dans ce pays de très nombreux Américains honnêtes, courageux, désireux de faire le bien et de défendre les libertés. Ils ne veulent pas la guerre civile. Il faut juste leur dire: «Guys (les amis), on est là-dedans ensemble. On doit s’en sortir ensemble. Pas les uns contre les autres.» Mais le mal est fait. Il est dans les têtes.
Peut-être parce que, sur le plan économique, Trump a obtenu des résultats durant sa présidence? Peut-être parce qu’il a osé, lui, défier les élites, poser les questions qui fâchent?
Donald Trump surfe sur les circonstances. Sans foi ni loi. Il a eu des résultats, oui, mais à quel prix? Et tu te souviens de la déroute de son administration durant le Covid? Je suis très sensible à ces républicains qui me disent qu’ils aimeraient pouvoir voter pour les politiques économiques de Trump sans lui redonner le pouvoir. J’aimerais que ce parti redevienne ce qu’il était. L’opposition entre les Démocrates et les Républicains, rugueuse mais respectueuse, a permis à ce pays d’être ce qu’il est. Avons-nous oublié ce que la guerre civile nous a coûté, entre 1861 et 1865? Sommes-nous à ce point aveuglés? Ouvrez les yeux. Trump tue une certaine Amérique. Il tue notre Amérique, qui est aussi votre Amérique.
À lire: «La rivière» Ed. Actes Sud