L’annulation de l’arrêt Roe vs Wade par la Cour suprême des États-Unis ce 24 juin permet à nouveau aux États qui le désirent d’interdire l’avortement. Cette décision n’a pas surpris tout le monde. Depuis plusieurs années, les conservateurs avancent — petit à petit, masqués et sans dévoiler leur agenda — au pays de Donald Trump mais aussi ailleurs, y compris en Europe. Objectif: garder ou reprendre le pouvoir.
C’est le résultat d’un matraquage, aussi: à répétition, on s’attaque aux étrangers, aux religions minoritaires, aux femmes, aux personnes trans et homosexuelles. En parallèle, on décrédibilise le discours (trop?) intellectuel des universitaires et de la gauche. Trop «woke», trop radical, trop compliqué, trop menaçant pour les fondements de nos sociétés et la liberté d’expression. L’argumentaire fait mouche et essaime. On sait maintenant où il peut mener.
Après l’avortement, le droit à la contraception, au mariage pour toutes et tous, au mariage interracial ou encore à l’homosexualité semblent en danger, avertit Boris Vejdovsky, le médiatique maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, spécialiste de la culture et de la littérature américaines. Pour comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui, il faut d’abord remonter 50 ans en arrière. Suivez le guide.
L’annulation de l’arrêt Roe vs Wade, c’est l’aboutissement de quoi?
Commençons par le début. Cet arrêt de la Cour suprême étasunienne date de 1973. À l’époque, il passe à 7 contre 2, est presque non disputé et ne suscite pas un grand débat. Il y a alors une dynamique de grande ouverture après Mai 68, avec une grande avancée des droits des femmes et des minorités.
Qu’est-ce qui a changé?
En 1973, seules les églises évangéliques — déjà puissantes — s’emparent du sujet, marquent leur opposition et commencent à faire campagne contre. Pendant des années, ce mouvement idéologique était un peu marginal. Et puis, il y a eu une montée en puissance inexorable. Petit à petit, la droite conservatrice s’est rapprochée de ces églises.
Pourquoi?
Parce que c’est un levier de pouvoir, en particulier dans les États du Sud et dans les États ruraux, où les Républicains ont besoin de gagner et de maintenir leur pouvoir. Et les églises évangéliques participent au financement de leurs campagnes.
Et qui trinque?
Comme souvent, les batailles politiques ont valeur de symbole, comme la lutte contre l’avortement, se font sur le dos des plus faibles. Les personnes les plus touchées par le sujet sont souvent des femmes racisées, souvent de condition sociale basse. C’est aussi une façon de contrôler ces populations.
Légiférer sur l’avortement, c’est contrôler les populations, vraiment?
Contrôler la reproduction des femmes, du groupe, du clan, de la tribu, de la nation a depuis toujours été un enjeu politique. Prenez la politique de l’enfant unique de Mao en Chine, la politique nataliste de Napoléon en France, etc.
Donc la droite conservatrice veut contrôler une partie de la population pour se maintenir au pouvoir?
Rapidement dit, c’est exactement ça: il s’agit de mesures biopolitiques. C’est le contrôle de la population à travers la biologie: la sexualité, la reproduction et la race. Contrôlez la sexualité des gens et les femmes, vous contrôlerez le monde. Tout État autoritaire commence toujours par agir sur ces aspects-là.
Vous utilisez des mots très forts en parlant d’État autoritaire!
Il y a vraiment une montée de l’autoritarisme aux États-Unis. C’est extrêmement inquiétant. Après l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, il n’y avait pratiquement aucun Républicain pour condamner ces actes. C’est inouï. Les rares qui l’avaient fait se sont rétractés par la suite! Donald Trump règne sur le parti comme un parrain…
À vos yeux, le parti républicain fonctionne comme la mafia?
C’est le règne de la peur. Les gens prêtent allégeance à Trump. Dans un film sur la mafia, on les verrait embrasser sa bague!
La décision de la Cour suprême porte d’ailleurs sa patte: Donald Trump a nommé trois juges très conservateurs durant son mandat, qui font désormais pencher la balance de son côté sur les débats sociétaux.
Oui, et c’est inquiétant. Tous les droits sexuels et raciaux aux États-Unis ont été obtenus à travers des décisions de la Cour suprême. On peut rappeler l’arrêt Loving vs Virginia de 1967, qui rend légal le mariage interracial. Ou celui de 2003, Lawrence vs Texas, qui abolit les lois dites «anti-sodomie», qui stipulaient que l’homosexualité est «contre-nature». Ces dernières étaient encore en vigueur dans quatorze États cette année-là. Les décisions de la Cour suprême régulent le droit à la vie, à l’autonomie, à la liberté et, en fin de compte, décident de qui a le pouvoir.
Qu’entendez-vous par là?
L’annulation de Roe vs Wade prive les femmes d’une partie de leurs libertés, d’une partie de leur autonomie, et donc de leur pouvoir. C’est la première fois dans l’histoire récente des États-Unis que des droits constitutionnels sont retirés à un groupe de la population.
Doit-on craindre de voir d’autres arrêts dits progressistes annulés?
Absolument. Si les choses tournent mal, cela ne pourrait être qu’un début.
À quoi devons-nous nous attendre?
Les cinq dernières années ont été tellement extraordinaires que plus rien ne semble impossible. Au début de la campagne de Trump, je faisais déjà part de mon inquiétude et beaucoup riaient quand je le disais, notamment sur le plateau de l’émission «Infrarouge»… Son élection a donné une légitimité à des forces qui autrefois étaient à la marge: comme les extrêmes religieux et racistes.
Et aujourd’hui?
Aujourd’hui, ces forces-là sont en train de devenir le centre du pouvoir. Si les Républicains gagnent les élections de mi-mandat en novembre, ce qui est probable, ils essaieront peut-être d’interdire l’avortement au niveau fédéral (ndlr: l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade permet son interdiction mais ne l’impose pas).
Au-delà du droit à l’avortement, quelles autres libertés sont en danger?
Clarence Thomas, le juge le plus conservateur de la Cour suprême, dit qu’il faut revisiter les droits sexuels, les droits à la contraception… La seule chose qu’il ne propose pas de revisiter, c’est le mariage interracial. Ça tomberait mal pour lui: il est Noir et sa femme est Blanche. Mais remplacez-le par quelqu’un d’autre et quelqu’un d’autre le proposera!
Est-ce le moment de tirer la sonnette d’alarme?
Ce qui se passe est extrêmement grave, aussi parce que l’arrêt Roe vs Wade est basé sur le 14e amendement des États-Unis, datant de 1868 et est issu de la guerre de Sécession, qui donne des droits constitutionnels et stipule l’égalité de toutes les citoyennes et de tous les citoyens.
En clair, une digue a sauté.
Oui. Les personnes homosexuelles, trans, noires, ne sont plus à l’abri. On pourrait remettre en question leurs droits, à commencer par le mariage pour toutes et tous. Ou recriminaliser l’homosexualité. On est en train de passer d’un temps où il était «interdit d’interdire» à un temps où il devient interdit de permettre.
Pourtant, les milieux conservateurs ont tendance à dire que ce sont les autres qui sont extrêmes, déraisonnables. On le voit dans le discours anti-woke, anti-progressiste.
Il y a une inversion complète des valeurs. Les conservateurs ont un agenda et ils avancent toujours masqués, attaquent les minorités au nom de la liberté. Ils forcent les gens à choisir un camp, divisent la société. Et présentent les wokes — qui défendent les droits des minorités — comme des extrémistes qui cherchent à saper les valeurs américaines, à attaquer la liberté d’expression et les fondements du monde. Comme durant la chasse aux sorcières à la fin du XVIIe siècle. On entend les mêmes mots.
Mais pourquoi le camp conservateur gagne-t-il sur ce terrain?
Parce que les conservateurs revendiquent des valeurs simples et identifiables. Dieu, l’Amérique, la nation, l’histoire, les pères fondateurs, la figure du père, le drapeau, l’armée, la domination américaine, etc. La gauche a des valeurs complexes qui demandent de la réflexion. Comment voulez-vous expliquer et défendre la transidentité de façon simple? Ce sont des questions complexes. Et pour des gens d’une certaine génération, les revendications du mouvement woke sont difficiles à suivre.
On le voit en Suisse aussi.
Les politiciens de droite s’en emparent, d’ailleurs. Ils disent: «Vous êtes bien gentils de vouloir parler de l’autodétermination des minorités de genre et de toilettes non genrées, mais le vrai problème est le prix de l’essence!»
Est-ce que tous ces débats sont importés des États-Unis?
Une partie du discours woke — à commencer par son nom — vient des États-Unis. Mais si on faisait la filiation du mouvement et des idées dites «wokes», on finirait par tomber sur Bourdieu, Foucault, Derrida, Deleuze ou Baudrillard: sur ce qu’on a appelé la philosophie continentale et de la «French Theory» des années 1960 à 1980.
Reste qu’il y a des événements aux États-Unis qui trouvent un écho en Europe.
Il est aussi vrai que, par exemple, certaines questions raciales traversent l’Atlantique. On l’a vu avec les manifestations après le meurtre de George Floyd. Les États-Unis ont encore une aura. Pour les conservateurs aussi: quand on va discuter de l’avortement en Suisse, ils pourront se baser sur le cas américain pour tenter de rendre leurs revendications raisonnables. En réalité, toutes les démocraties occidentales traversent à peu près les mêmes changements depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.