Teodora Vasquez, icône de la lutte pro-avortement au Salvador
Mise en prison pour une fausse couche: «La Suisse doit nous aider»

Condamnée à 30 ans de prison pour une fausse couche au Salvador puis libérée en 2018 sous la pression internationale, Teodora Vasquez était en Suisse cette semaine et a convaincu les Verts de déposer une motion. Blick l'a rencontrée.
Publié: 06.12.2021 à 10:10 heures
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Dernière mise à jour: 06.12.2021 à 17:06 heures
«Au Salvador, la population continue de voir l'avortement comme un crime», confie Teodora Vasquez.
Photo: DR
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

L'Avent bat son plein dans le prestigieux Kreis 1, poumon commercial de Zurich. Les décorations de Noël forment un ciel artificiel d'étoiles, une surenchère face aux devantures déjà richement illuminées des boutiques de luxe. Pas le temps de profiter du «Glühwein» pour lutter contre les premiers frimas de l'hiver: à quelques rues de là nous attend quelqu'un pour un rendez-vous qui — quitte à mettre rapidement fin au suspense — s'avérera bouleversant.

Virage à gauche, donc, et changement radical de décor en même temps que de quartier. Les guirlandes ont été troquées contre les affiches antifascistes du Kreis 4, haut-lieu de la culture alternative. C'est là, au siège d'une radio autogérée locale, que nous attend Teodora Vasquez.

Ce petit bout de femme assis derrière un thé de Noël ne paie pas de mine. Il suffit de lui demander de la prendre en photo. «Attendez, je mets mon foulard». L'étoffe verte métamorphose la Salvadorienne de 37 ans en ce qu'elle est depuis 2007: une icône de la lutte pro-avortement et pour les droits des femmes.

Il y a 14 ans, donc, la jeune femme originaire d'une famille modeste de la campagne salvadorienne en avait 23. Victime d'une hémorragie, elle s'évanouit dans les toilettes du collège où elle travaille comme domestique. Elle saigne et perd son bébé. La jeune Teodora, paniquée, appelle les secours. Une grave erreur: elle l'ignore, mais elle est hors-la-loi. Ce n'est pas l'ambulance mais la police qui l'emmène.

Car dans ce petit État conservateur d'Amérique centrale, la Constitution a été changée en 1998: la vie commence à la «conception». Un concept religieux qui illustre l'absence de séparation entre Église et État (et toute base scientifique) mais scelle surtout le sort de Teodora Vasquez avec un verdict terrible: 30 ans de prison pour homicide aggravé.

Des menottes aux poignets et aux chevilles

Elle en fera dix. Dix longues années d'humiliations en compagnie d'autres femmes «coupables» du même crime. «C'est un système misogyne et de classe», explique Celina Escher, réalisatrice d'un film sur Teodora Vasquez (lire encadré ci-dessous). Les femmes qui ont de l'argent ont la possibilité de se rendre dans des cliniques privées où les médecins n'appelleront pas la police. Pour celles qui ne le peuvent pas, la prison est la seule issue. «Les policiers arrivent à l'hôpital et les femmes sont menottées aux poignets et aux chevilles, quel que soit leur état», poursuit la Suisso-Salvadorienne.

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L'arrivée au pouvoir d'un régime encore plus conservateur en 2019 sous la houlette du président Nayib Bukele n'a fait qu'empirer les choses. Les opposantes ne demandent pourtant pas un droit absolu à l'avortement, mais une dépénalisation dans quatre scénarios: risque pour le fœtus, pour la femme, viol sur mineur et viol sur adulte. En vain — le projet a été balayé cette année.

Pour Teodora Vasquez, le temps presse. Vingt femmes continuent de croupir dans les geôles de son pays pour les mêmes motifs qu'elle. Dès sa libération en 2018, après avoir étrenné son fils (de 17 ans aujourd'hui) qu'elle n'a pas vu grandir, elle s'est donné une mission: faire changer les choses. Notre première question: comment? «Dans notre pays, c'est très difficile. Le thème de l'avortement est très sensible, parce qu'il y a une immense sensibilité religieuse. La population continue de voir cet acte comme un crime», explique la Salvadorienne.

Une motion des Verts à Berne

Dans ce territoire d'un peu moins de 7 millions d'âmes connu pour ses plages sur le Pacifique, les femmes ont la vie rude. Il n'y a pas d'éducation sexuelle, la culture est très machiste et quiconque s'y oppose est fermement réprimandé. «Aujourd'hui, la donne est claire: nous ne pourrons changer les choses de l'intérieur du pays. Nous avons besoin de l'aide internationale», avance Teodora Vasquez. Mercredi, la militante était à Berne, où elle a été reçue par des parlementaires de gauche, dont la nouvelle présidente du Conseil national Irène Kälin.

Une autre élue verte, la Vaudoise Léonore Porchet, doit déposer une interpellation ce lundi à Berne. Son objectif: analyser si la Suisse peut faire quelque chose dans un pays avec lequel elle n'entretient que de maigres relations. Berne y a fermé son ambassade à la suite de l’assassinat du chargé d’affaires alors qu'il se rendait au travail. «Nous voulons attirer l'attention de l'ambassade au Costa Rica, qui gère les relations diplomatiques avec la Suisse, et sensibiliser le Conseil fédéral à ces questions», explique Léonore Porchet, par ailleurs membre d'un réseau européen d'élu(e)s en faveur de la santé sexuelle des femmes. Une lettre va également être envoyée au parlement du Salvador. «Si l'on obtient ne serait-ce qu'une libération, ce serait fantastique», avance la Vaudoise.

«Nous restons des criminelles»

Retrouver l'air libre n'est, hélas, pas une fin en soi. Le récit de Teodora Vasquez hérisse le poil. «À notre sortie de prison, il n'y a aucun processus de réinsertion. Et pour cause: nous sommes encore coupables dans notre casier judiciaire. Il n'est pas possible de trouver du travail, par exemple, puisque nous sommes des criminelles. Pas plus qu'il n'y a d'aide physique — les médecins n'ont pas le droit de nous aider.»

La Salvadorienne a donc fondé «Mujeres Libres en Salvador» («Femmes salvadoriennes libres»), une association pour assurer la santé physique et sexuelle à ces femmes. «Ce n'est pas tout, il y a aussi le droit d'avoir un logement (des «safe houses» ont été construites), d'accéder à une carrière académique. En bref, de pouvoir vivre», explique-t-elle, le visage éclairé par l'espoir.

Teodora a-t-elle, elle-même, réussi sa réinsertion? Décontenancée par la question, l'ex-détenue prend un instant de réflexion. «Nous sommes toutes ensemble dans ce processus. Onze ans sans liberté, ce n'est pas facile...» Le visage se referme, nous n'en demanderons pas davantage.

Celina Escher prend le relais entre deux interviews. L'une pour la télévision hondurienne, l'autre pour des médias du Texas. Avec les coups de butoir contre l'avortement aux États-Unis, la réalisatrice est très demandée. «Heureusement, il y a une grande victoire: ce mercredi, la Cour interaméricaine des droits de l'Homme a condamné le Salvador dans le cas de Manuela», s'enthousiasme la jeune femme de 32 ans. Manuela, un pseudo à la demande de la victime, a été (elle aussi) condamnée en 2008 à 30 ans de prison après une fausse couche. Souffrant d'un cancer, elle est morte attachée à son lit d'hôpital en 2010. «C’est la première fois qu’un cas de condamnation pour avortement au Salvador était porté devant la Cour», a souligné l'ONG The Center for Reproductive Rights.

Aucune séparation des pouvoirs

Il reste beaucoup de travail pour les militants des droits humains. Dans ce régime autoritaire, le président Bukele dispose des trois-quarts des voix au Parlement depuis le 1er mai. Sa première décision: remplacer les juges de la Haute Cour. «Il n'y a aucune séparation des pouvoirs — et pour cause, puisqu'il profite des trois», se désole Celina Escher, qui n'ose plus rentrer au Salvador (lire encadré). La deuxième décision du Parlement: le président peut être réélu. Et la Constitution est en train d'être amendée.

Néanmoins, pour Celina Escher comme pour Teodora Vasquez, le jugement en faveur de Manuela est l'un des signes que les choses peuvent bouger. «C'est mon message à vos lectrices et lecteurs: il faut que mon histoire soit partagée, que les gens sachent ce qui se passe au Salvador et dans les autres pays aux alentours. Nous avons besoin d'une pression internationale sur notre gouvernement. Il faut que le message arrive au parlement du Salvador, que les députés se rendent compte de l'image qu'ils donnent de notre pays...»

«Au Salvador, je crains pour ma vie»

Double-nationale (Suisse-Salvador), Celina Escher a d'abord étudié les arts à Zurich avant de partir pour Mexico City puis Cuba, où elle a fréquenté l'International Film School San Antonio de los Baños (2014-2017). «Fly so far» est son premier documentaire.

Comment vous est venue l'idée de ce film?
En 2017, je finissais mes études lorsque j'ai entendu parler du cas de Teodora et des autres femmes salvadoriennes. J'ai été d'abord dans l'incompréhension, je me demandais comment cela était possible dans mon pays. Et puis c'est devenu de la rage. J'ai été en colère, j'ai décidé qu'il fallait que je fasse quelque chose.

La prise de contact a-t-elle été facile?
J'ai contacté un groupe de citoyens pour la dépénalisation de l'avortement, déjà en contact avec Teodora. Et puis nous avons commencé à filmer. Nous avions le droit à deux heures en tout par visite. Ce n'était pas facile, mais aujourd'hui avec le nouveau gouvernement, ce n'est plus possible...

Quelles ressources ont été engagées dans le film?
A la première visite, j'étais seule pour filmer, juste accompagnée d'un avocat. Ensuite, j'ai trouvé une société de production en Suède et nous avons cherché du support financier et des ressources. C'est grâce à cela que nous avons pu être à chaque fois trois (avec un cinéaste local et un technicien du son). Le tournage a pris presque 4 ans en tout.

Avez-vous craint la répression du gouvernement?
Pendant que je tournais, cela allait. Mais maintenant que le film est sorti je fais profil bas. Pour ma propre sécurité, je ne vais plus retourner au Salvador pour l'instant. J'ai peur parce que les défenseurs des droits humains y sont en danger.

Avez-vous eu des moments de doute durant le tournage?
Non, mais le milieu carcéral est très difficile. A chaque visite, je pouvais constater la terrible condition des détenues. Je voulais dénoncer ces violations des droits humains. Ce ne sont pas des victimes, ce sont des survivantes. Elles ont subi toutes les violences possibles: physiques, sexuelles, étatiques, obstétricales, policières... J'admire beaucoup Teodora, la force qu'elle arrive à mobiliser pour tenter de libérer les autres femmes. Elles ont commué cette injustice et cette colère en puissance, et je me devais de les aider.

Quel écho a eu votre film?
Nous sommes encore en pleine phase de promotion, mais nous avons eu d'excellents retours. Nous avons gagné le premier prix au festival du film du Costa Rica, au festival international de Seattle aux Etats-Unis et dans un festival à Malmö en Suède, en plus d'autres nominations. Mais l'essentiel n'est pas là — il faut faire libérer ces femmes. Nous sommes à l'affiche dans 28 festivals partout dans le monde, j'espère que cela contribuera à faire changer les choses.

Double-nationale (Suisse-Salvador), Celina Escher a d'abord étudié les arts à Zurich avant de partir pour Mexico City puis Cuba, où elle a fréquenté l'International Film School San Antonio de los Baños (2014-2017). «Fly so far» est son premier documentaire.

Comment vous est venue l'idée de ce film?
En 2017, je finissais mes études lorsque j'ai entendu parler du cas de Teodora et des autres femmes salvadoriennes. J'ai été d'abord dans l'incompréhension, je me demandais comment cela était possible dans mon pays. Et puis c'est devenu de la rage. J'ai été en colère, j'ai décidé qu'il fallait que je fasse quelque chose.

La prise de contact a-t-elle été facile?
J'ai contacté un groupe de citoyens pour la dépénalisation de l'avortement, déjà en contact avec Teodora. Et puis nous avons commencé à filmer. Nous avions le droit à deux heures en tout par visite. Ce n'était pas facile, mais aujourd'hui avec le nouveau gouvernement, ce n'est plus possible...

Quelles ressources ont été engagées dans le film?
A la première visite, j'étais seule pour filmer, juste accompagnée d'un avocat. Ensuite, j'ai trouvé une société de production en Suède et nous avons cherché du support financier et des ressources. C'est grâce à cela que nous avons pu être à chaque fois trois (avec un cinéaste local et un technicien du son). Le tournage a pris presque 4 ans en tout.

Avez-vous craint la répression du gouvernement?
Pendant que je tournais, cela allait. Mais maintenant que le film est sorti je fais profil bas. Pour ma propre sécurité, je ne vais plus retourner au Salvador pour l'instant. J'ai peur parce que les défenseurs des droits humains y sont en danger.

Avez-vous eu des moments de doute durant le tournage?
Non, mais le milieu carcéral est très difficile. A chaque visite, je pouvais constater la terrible condition des détenues. Je voulais dénoncer ces violations des droits humains. Ce ne sont pas des victimes, ce sont des survivantes. Elles ont subi toutes les violences possibles: physiques, sexuelles, étatiques, obstétricales, policières... J'admire beaucoup Teodora, la force qu'elle arrive à mobiliser pour tenter de libérer les autres femmes. Elles ont commué cette injustice et cette colère en puissance, et je me devais de les aider.

Quel écho a eu votre film?
Nous sommes encore en pleine phase de promotion, mais nous avons eu d'excellents retours. Nous avons gagné le premier prix au festival du film du Costa Rica, au festival international de Seattle aux Etats-Unis et dans un festival à Malmö en Suède, en plus d'autres nominations. Mais l'essentiel n'est pas là — il faut faire libérer ces femmes. Nous sommes à l'affiche dans 28 festivals partout dans le monde, j'espère que cela contribuera à faire changer les choses.

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