Nous étions le 2 mai dernier lorsque les mots «The Handmaid’s Tale» ont surgi dans les «trending topics», les termes les plus utilisés, sur le réseau social Twitter. Pourtant, aucun nouvel épisode de cette série dystopique, produite par Hulu et adaptée d’un roman, n’a été diffusé ce jour-là. C’est une autre actualité qui l’a propulsée sur le devant de la scène: la fuite, dans la presse, d’un projet de la Cour suprême américaine, désireuse de revenir sur l’arrêt Roe vs Wade, qui consacre le droit à l’avortement aux États-Unis. Or, «The Handmaid’s Tale» imagine un monde dans lequel les femmes n’ont plus aucun droit.
Chaque fois que ces droits sont menacés, la série est d’ailleurs invoquée. Des millions de femmes à travers le monde ont même adopté l’esthétique des personnages, ces longues robes rouges et cornettes blanches, pour manifester en faveur du droit à disposer de leur corps comme elles l’entendent. On les a vus défiler depuis 2017, date de diffusion de la première saison, aux États-Unis, mais aussi en Argentine, en Pologne ou en Irlande. Reste à savoir si le parallèle est pertinent. Margaret Atwood, autrice du roman à l’origine de la série, publié dès 1985, a-t-elle réussi à prédire le destin des États-Unis? La première puissance mondiale se dirige-t-elle vers un régime autoritaire qui entrave la liberté des femmes?
Une dystopie imaginée en réaction aux années Reagan…
Dans la série, qui suit le roman à la lettre, une partie des États-Unis s’est transformée, à la suite d’un coup d’État militaro-religieux survenu dans un futur proche, en dictature théocratique. Margaret Atwood s’est inspirée de la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, extrêmement puritaine et rétrograde, pour bâtir cette République de Gilead dans laquelle les quelques femmes encore fertiles (la destruction de la planète ayant entraîné une crise de la natalité) sont utilisées comme des «Servantes». Celles-ci sont en réalité les esclaves sexuelles d’hommes riches mariés à des femmes infertiles. Une répartition des rôles issue d’une lecture littérale de certains passages de la Bible, notamment de la Genèse.
Lorsqu’elle écrit son roman dans les années 1980, Margaret Atwood n’a évidemment aucun moyen de savoir que Donald Trump arrivera au pouvoir 36 ans plus tard et nommera à la Cour suprême des juges si conservateurs qu’ils reviendront sur les droits des femmes. En revanche, elle a certains exemples passés, notamment au sein de la communauté afro-américaine, longtemps privée de droits et réduite en esclavage.
Surtout, «elle écrit en réaction aux années Reagan (ndlr: président des États-Unis de 1981 à 1989), rappelle Mehdi Achouche, maître de conférence à l’université Sorbonne Paris Nord, spécialiste de la science-fiction, des dystopies et des représentations du progrès. Avec lui, la nouvelle droite chrétienne évangéliste arrive au pouvoir et s’érige contre les mouvements sociaux progressistes des années 1960 et 1970.»
… qui s’applique aussi à l’héritage de Trump
Or, «Donald Trump se vit comme un nouveau Reagan, rappelle Mehdi Achouche. Il s’est beaucoup appuyé sur la droite conservatrice. Aux États-Unis, celle-ci se fonde sur une religion puritaine, fondamentaliste, qui s’appuie beaucoup sur l’Ancien Testament, et non sur le nouveau.» Exactement comme dans «The Handmaid’s Tale».
Et les similitudes entre la fiction et la réalité ne s’arrêtent pas là. Dans la première, les États-Unis se retrouvent coupés en deux, avec une partie du territoire devenu le régime de Gilead et une autre qui résiste. Les deux sont d’ailleurs en guerre. Dans le monde bien réel, l’Amérique vit aussi une partition entre les États conservateurs, qui reviennent sur les droits des femmes, et ceux qui les préservent. La Californie entend ainsi devenir un État «sanctuaire» pour les femmes qui auraient besoin d’une IVG.
Mais le parallèle entre «The Handmaid’s Tale» et les politiques américaines actuelles se poursuit également sur d’autres droits fondamentaux. Dans la série, les personnes LGBTQIA+ sont exécutées ou forcées de rentrer dans le rang. L’une des Servantes est une femme lesbienne, réduite en esclavage sexuel car fertile. «Sans aller jusque-là, le rêve du mouvement de la nouvelle droite chrétienne américaine est d’annuler toutes les avancées sociales. L’avortement est devenu la cause emblématique, mais ce n’est pas la seule», rappelle Mehdi Achouche. On a ainsi vu l’un des juges conservateurs de la Cour suprême, Clarence Thomas, expliquer qu’il fallait aussi se pencher sur le mariage gay et même la légalité des relations entre personnes de même sexe.
Des parallèles avec d’autres régimes autoritaires
Si les États-Unis n’empêchent pas (encore) les personnes LGBTQIA+ de vivre comme elles l’entendent, d’autres pays, en revanche, ressemblent à Gilead. «La série nous parle du fondamentalisme religieux en général, poursuit Mehdi Achouche. Dans un épisode, des gens sont massacrés dans une piscine. Ce sont des choses qu’ont faites les Talibans en Afghanistan.»
D’autres régimes totalitaires non théocratiques ont pu inspirer Atwood, puis les showrunners de «The Handmaid’s Tale», notamment en ce qui concerne la délation. Dans la fiction, tous les personnages vivent dans la peur permanente d’être dénoncés s’ils s’écartent un peu du rang. Ce que Mehdi Achouche juge «extrêmement intéressant»: «Techniquement, ce n’est pas de la science-fiction. On n’est pas dans l’extrapolation de la technologie, Margaret Atwood convoque l’usage de la bonne vieille méthode de la délation, caractéristique du totalitarisme. On la retrouve dans les dictatures communistes ou fascistes, par exemple.»
Mais là encore, la réalité américaine tend à rejoindre la fiction. L’État du Texas prévoit ainsi un dédommagement de 10’000 dollars pour quiconque dénoncerait un avortement, dans le cas où cette plainte serait fondée et aboutirait à la condamnation d’une personne.
«Pas une prévision, mais un avertissement»
Certains observateurs ont également dressé un parallèle entre le coup d’État imaginé par Margaret Atwood et les attaques du Capitole par des partisans de Donald Trump, le 6 janvier 2021. Ce que Mehdi Achouche tient à nuancer. «La dimension religieuse dans les attaques du Capitole n’était pas présente. C’étaient surtout des partisans de Trump convaincus que les élections étaient truquées.»
Mais impossible pour le spécialiste d’écarter la possibilité d’une prise en main religieuse des États-Unis: «La thèse d’Atwood a toujours été que la théocratie pouvait revenir. Je suis plus sceptique, mais il faut bien avouer qu’on va subir l’héritage de Trump pendant des années.»
Dans tous les cas, Mehdi Achouche met en garde contre une «lecture naïve de la dystopie». «Je ne pense pas qu’on puisse en arriver au monde de Gilead. La dystopie est souvent une forme de caricature. Mais elle est présente pour nous faire prendre conscience des potentialités et des dangers du présent. La science-fiction, et la dystopie en particulier, n’est jamais une prévision, mais un avertissement.»
Margaret Atwood elle-même en lançait un nouveau en mai, avant que la Cour suprême confirme son choix de revenir sur Roe vs Wade, dans les colonnes de «The Atlantic»: «J’ai plusieurs fois suspendu l’écriture (ndlr: du roman) car le propos me semblait trop invraisemblable. Quelle idiote je fais! Les dictatures théocratiques ne sont pas cantonnées au temps jadis: il en existe un certain nombre aujourd’hui sur Terre. Qu’est-ce qui épargnera ce sort aux États-Unis?»