«Lesbos, la honte de l’Europe.» Myriam brandit la couverture du livre devant mon nez. Et pour cause: cette volontaire grecque de Médecins sans frontières (MSF), francophone, m’a donné rendez-vous sur le trottoir, face à l’entrée du local de l’organisation humanitaire, au 133 rue Solonos. Elle sait que l’auteur de ce livre pamphlet contre la fermeture des frontières grecques à l’accueil des migrants est suisse. Il s’agit de Jean Ziegler, le célèbre universitaire Genevois, longtemps conseiller national.
«La honte, c’est une honte. Et pas seulement à Lesbos», s’énerve la jeune femme âgée de 28 ans, tout juste de retour de la frontière terrestre avec la Turquie, en Thrace orientale, tout au nord-est de la Grèce.
Rouleaux de barbelés et miradors
Myriam a vu les rouleaux de barbelés qui courent le long du «mur d'acier» de 36 kilomètres, les miradors, les patrouilles de l’agence européenne Frontex avec leurs chiens. Elle a fait des recherches sur Internet avant notre rencontre. Elle sait que les Suisses ont voté il y a tout juste un an, le 15 mai 2022, pour le renforcement de la participation helvétique à cette agence chargée de surveiller les frontières extérieures de l’espace Schengen.
Alors pour elle, c’est simple: «Critiquer le gouvernement grec pour sa dureté envers les migrants, c’est oublier que Mitsotakis (ndlr: le Premier ministre sortant, dont le parti de droite Nouvelle démocratie arrive en tête dans les sondages avec environ 30% des intentions de vote) applique les consignes de Bruxelles. Je ne voterai pas pour lui dimanche à cause de ça. Sa promesse de poursuivre ce mur sur la totalité des 190 kilomètres de frontière est indigne. Mais je ne voterai pour personne d’autre, car sur les migrants, et malgré la misère humaine que je vois tous les jours ici, tout le monde se tait et détourne la tête. La Grèce incarne l’Union européenne de 2023: fermeture à tous les étages.»
330'000 entrées irrégulières
On parle moins – ces temps-ci – de la pression migratoire en Grèce qu’en Italie. L’affrontement entre le gouvernement de Giorgia Meloni et la France est politiquement plus médiatique. Mais depuis l’ultime plan de sauvetage financier du pays en novembre 2012, les Grecs vivent sous la menace d’un afflux de migrants en provenance de Turquie voisine.
Le chiffre a refait surface dans la presse européenne ces dernières semaines: 330'000 entrées irrégulières ont été comptabilisées sur le territoire de l’Union européenne en 2022, en augmentation de 64% par rapport à 2021. Soit presque deux fois plus que la population de Lausanne! En Grèce, 15'000 migrants ont réussi à franchir la frontière pourtant gardée, la plupart du temps par la mer, accédant aux îles les plus proches de la Turquie au péril de leur vie et au risque d’être rejetés par les garde-côtes.
Des images choquantes
Des images montrent ces jours-ci ce type de manœuvres maritimes, violation caractérisée du droit humanitaire et du droit de la mer. Le quotidien britannique «The Guardian» les a diffusées, estimant qu’elles constituent «une mise en accusation choquante des politiques que le gouvernement Mitsotakis a longtemps nié».
Un groupe de 12 demandeurs d’asile, dont des enfants et un bébé de six mois, est filmé à la mi-avril en train d’être expulsé sommairement par les garde-côtes helléniques de Lesbos, où ils étaient arrivés en provenance de Turquie. Les réfugiés somaliens, érythréens et éthiopiens sont conduits dans une camionnette blanche «banalisée» jusqu’à un endroit reculé de l’île de la mer Égée, avant d’être embarqués de force dans un canot pneumatique à grande vitesse par des hommes dont le visage est dissimulé par des cagoules. «Le canot pneumatique les transfère ensuite vers un navire des garde-côtes helléniques, qui les abandonne sur un radeau au milieu de la mer Égée. Ils sont laissés à la dérive avant d’être récupérés par les garde-côtes turcs.»
Alors? La réponse officielle est toujours la même: «Les autorités grecques sont autorisées par la loi à repousser les migrants sans papiers qui tentent d’entrer sur le territoire souverain du pays.»
Les hotspots accusés
Ce qui se passe en Grèce est pourtant éloquent. L’île de Lesbos, sujet du livre dénonciateur publié par Jean Ziegler en 2020, est l’exemple de ce qui va advenir dans d’autres points d’entrée en Europe lorsque les «hotspots», les centres de transit, seront généralisés.
Le 20 avril, le parlement européen a voté en faveur d’un filtrage des ressortissants qui se présentent aux frontières extérieures de l’Union européenne sans remplir les conditions d’entrée et pour la mise en place d’un système centralisé d’information sur les condamnations.
Un mécanisme indépendant de contrôle des droits fondamentaux a aussi été adopté, ainsi que le principe de «transferts obligatoires» de demandeurs d’asile en cas d’urgence, qui permettrait aux États soumis à une forte pression migratoire comme la Grèce de renvoyer les migrants vers d’autres pays de l’UE.
De nouveaux centres de transit en Grèce
Tout ça, en théorie. Dans la pratique, les hotspots, ces camps d’accueil qui ne disent pas leur nom et que les pays de l’UE envisagent de multiplier, sont le sujet le plus douloureux. Deux nouveaux doivent ouvrir cette année sur les îles de Lesbos et de Chios. Or le déni des rejets et de la détérioration des conditions sanitaires est la règle en Grèce, selon les humanitaires.
«Le Ministère grec des Migrations et de l’Asile a fait état d’une baisse de 53% des demandeurs d’asile résidant en Grèce, passant d’un total de 29'071 en février 2022 à 13'798 en février 2023. Mais la réalité est qu’en 2022, la détention est devenue la règle. La police hellénique a délivré un total de 30'631 ordres de détention en 2022, soit une augmentation de 46% par rapport aux 21'044 ordres de détention de 2021» juge un rapport de l’European Council on Refugees.
Dans les urnes, la question migratoire
Sans surprise, cette question migratoire va peser dans les urnes. D’autant qu’en Turquie, le président sortant Erdogan se trouve en ballotage favorable, avant le second tour du 28 mai. Or Erdogan, dont le pays accueille plusieurs millions de Syriens réfugiés, a toujours manié l’arme des migrants contre l’UE.
«Les Européens doivent comprendre ce que cela signifie d’être à la frontière, d’avoir à la fois une frontière terrestre et une frontière maritime, de devoir traiter avec des passeurs qui instrumentalisent la souffrance humaine, expliquait en février le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis à la conférence sur la sécurité de Munich. Nous devons être sans pitié pour éradiquer ces réseaux de passeurs et comprendre que nous avons également besoin d’aide, de solidarité et de soutien pour mener à bien cette tâche difficile.»
Du côté de l’opposition de gauche, et notamment de son principal adversaire, l’ex-chef du gouvernement Alexis Tsipras, personne n’a contesté Les «mur» grecs anti-migrants ne seront pas démolis. Bien au contraire.
A lire: «Alexis Tsipras, une histoire grecque» par Fabien Perrier (Ed. François Bourin)