Il faut quitter le port passager du Pirée pour commencer à comprendre ce que la mer Égée signifie pour la Grèce moderne, à la veille des législatives du 21 mai. Direction le golfe de Corinthe, l’isthme fameux qui relie la Grèce continentale au Péloponnèse.
Premier arrêt au port de containers, exploité depuis 2016 par la compagnie chinoise Cosco, qui a remporté sa privatisation en 2016. Deuxième arrêt sur l’île de Salamine, quelques kilomètres plus loin. C’est là que se trouve l’une des principales bases navales de la marine hellène.
Mais à l’arrivée dans l’île, le visiteur ne voit que des coques rouillées de vaisseaux plus qu’âgés. Kostas, le pilote du bac qui oscille entre Salamine et l’embarcadère de Perama, rigole de cet amas de ferraille: «Heureusement que nous avons d’autres bateaux pour affronter les Turcs s’ils nous déclarent la guerre! Enfin, j’espère que nous en avons bien d’autres… »
A Salamine, la menace perse est devenue turque
Parler de la menace turque à Salamine, c’est faire remonter des pans entiers de l’histoire de l’antiquité, et donc de l’Europe. C’est ici, dans ce détroit aujourd’hui encombré de carcasses arrimées aux chantiers navals, que Thémistocle conduisit les trières athéniennes (les galères pourvues d’une proue caparaçonnée en acier pour enfoncer les bateaux adverses) à la victoire devant la marine bien plus nombreuses du roi perse Xerses 1er.
Vous allez me dire que ces récits antiques n’ont rien à voir avec la réalité d’aujourd’hui. Et bien vous vous trompez! A l’entrée de Salamine, la statue d’un fantassin accueille toujours le visiteur, et le site de la bataille navale, est indiqué sur les pancartes, visibles dès l’accostage du bac.
A lire sur la Grèce et la Turquie
Turquie-Perse, même combat? Il ne faut pas beaucoup insister pour que les Grecs vous répondent «oui». Ils savent que leurs élections législatives, ce dimanche, sont coincées entre les deux tours de la présidentielle Turque le 14 et 28 mai.
Ils savent aussi que le président Turc Erdogan, en ballotage favorable, ne perd jamais une occasion de présenter les gisements de gaz en mer Egée comme appartenant à son pays, alors qu’ils sont pour l’essentiel dans les eaux grecques. Sans parler des remerciements chaleureux que vous adressent vos interlocuteurs hellènes les plus informés, s’ils croient que vous êtes français.
Paris-Athènes, l’alliance militaire
Paris est en effet l’un des principaux partenaires militaires d’Athènes. En mars 2022, la Grèce a signé pour l’achat de six avions Rafale supplémentaires, après en avoir commandé 18 en 2021. Elle y a ajouté trois frégates de défense et d’intervention dont la construction a commencé à Lorient (Bretagne). Deux seront livrées en 2025. La troisième en 2026. Ses navires de dernière génération seront la riposte grecque au porte-drone turc TCG Anadolu, inauguré en grande pompe dans le détroit du Bosphore en avril dernier, avec ses drones meurtriers Bayraktar TB3 et Kizilelma.
Ce scénario guerrier, qui pourrait déboucher sur une bataille de Salamine des temps modernes, est-il si éloigné des urnes? Il est en tout cas dans les têtes. Et le premier ministre grec sortant, le conservateur Kyriakos Mitsotakis, en a fait un argument électoral.
Il l’utilise pour pousser dans les cordes son adversaire, l’ancien chef du gouvernement de gauche Alexis Tsipras, réputé plus pacifiste. Mitsotakis a calé son discours conservateur sur celui de l’extrême-droite en matière de voisinage. «Le langage agressif turc est sans précédent» déclarait-il en 2022 dans un entretien au Point.
Mitsotakis connaît pourtant Erdogan. Si les deux hommes sont réélus, ils se retrouveront d’ailleurs à la mi-juillet au sommet de l’Otan à Vilnius, puisque leurs deux pays sont membres de l’Organisation du traité de l'Atlantique (OTAN).
Son credo, répété durant ses meetings électoraux? «La Grèce ne cherchera jamais et n’a jamais cherché à aggraver ces tensions […] mais le gouvernement turc déclare sans cesse de nouvelles choses fausses ou diffuse une nouvelle contre-vérité. Propos belliqueux, propagande nationaliste, militarisme agressif, achat de systèmes d’armes à la Russie, conversion de monuments du patrimoine mondial en mosquées, activités maritimes illégales et menaces de guerre… ». Autrement dit: qui veut la paix doit préparer la guerre.
En mer Egée, l’attente
Le théâtre d’un potentiel affrontement serait bien sûr la mer Egée. Sur le continent, la frontière grecquo-turque matérialisée par la rivière Evros est depuis 2015 le théâtre d’une autre guerre: celle des migrants.
Résultat: l’Union européenne a investi près de trois milliards d’euros pour édifier, sur environ 200 kilomètres, un mur d’acier et de nombreuses tours d’observation, équipées de vision longue distance et infrarouge. Au-delà des crises migratoires répétées, le principal risque de conflit est néanmoins là, du côté de ces îles grecques voisines des côtes turques: Lesbos, Kos, Samos, Rhodes, Kastellorizo.
C’est au sud de ce petit confetti insulaire, île grecque du bout de la mer Egée, que les forages pétroliers turcs ont eu lieu en octobre 2020, à partir du navire Oruc Reis spécialisé dans la détection des gisements d’hydrocarbures sous-marins. En quelques jours, l’île s’est transformée en bunker. Il est prévu que les frégates françaises patrouillent à l’avenir dans ses parages.
La Russie n’est pas perçue comme une menace
Le plus étonnant, en ce mois de mai 2023, est que les Grecs ne considèrent pas la Russie comme une menace. Ils partagent avec les Russes la même religion orthodoxe. Ils accueillaient avant la guerre en Ukraine de nombreux touristes russes. «Dénoncer Poutine est une chose, mais les Turcs s’apprêtent à réélire l’homme qui depuis vingt ans a créé les principaux problèmes de son pays, en prétendant les résoudre» juge l’éditorialiste du quotidien grec Kathimerini Nikos Konstandaras. Et d’ajouter: «Les élections turques ont dopé le nationalisme ambiant. La posture d’Erdogan, s’il est réélu, sera encore plus agressive».
A Salamine, dans le golfe Saronique, la mer est troublée à trois jours du scrutin. Dans l’école du bourg principal, les urnes ont été installées. Les sacs de bulletins de vote scellés sont sous la garde de la police. Le vent pousse les vagues contre les vieilles coques des navires militaires grecs en attente de carénage. Incontournable dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, le sultan d’Ankara est, ici, bien plus redouté que le tsar du Kremlin.
A lire: «Alexis Tsipras, une histoire grecque» de Fabien Perrier (Ed. François Bourin)