C’est une guerre. Le mot n’est pas exagéré. Entre les syndicats français et Emmanuel Macron, aucun armistice n’est aujourd’hui en vue pour mettre un terme à la bataille sociale sur la réforme des retraites que le gouvernement français a choisi de faire passer en force et sans vote jeudi 16 mars, avec l’article 49.3 de la Constitution. Une guerre que deux hommes mènent pour la gagner, parce qu’ils sont tous les deux le dos au mur.
D’un côté, Philippe Martinez, 61 ans, le moustachu patron de la CGT qui termine ces jours-ci son mandat à la tête de ce syndicat longtemps aux ordres du parti communiste. De l’autre, Laurent Berger, 54 ans, le réformiste de la CFDT floué par le président de la République qui le juge «trop politique» et donc pas fiable. Pour eux, remporter la victoire dans la rue est la seule option. Une nouvelle journée d’action et de grèves aura lieu pour cela le jeudi 23 mars.
Retrouvez Richard Werly sur TV5 Monde:
Macron, élu contre les partis et les partenaires sociaux
Cette guerre, Emmanuel Macron ne l’a pas vue venir. Choisi dans les urnes contre les partis politiques qu’il s’est efforcé de disloquer, le jeune président français élu en 2027 à 39 ans a cru que les syndicats, très contestés par de nombreux patrons et économistes pour leur jusqu'au-boutisme et leur refus du changement, allaient tomber comme des fruits trop mûrs, voire pourris. L’un de ses plus proches conseillers pour les questions sociales, l’actuel député des Français de Suisse Marc Ferracci, son ami de jeunesse, aurait pourtant dû le mettre en garde. Son père, Pierre Ferracci, expert en négociations sociales, a longtemps travaillé avec la CGT.
Mais rien n’y a fait. La preuve: pour diriger le premier gouvernement de son second mandat, Macron a choisi Elisabeth Borne, une technocrate présumée proche de la gauche, dont il louait la ténacité lors de la réforme réussie de la SNCF de 2018. Borne était à l'origine présentée comme négociatrice. Elle s'est révélée tout en raideur. Sans aucune empathie. Aux syndicalistes qui espéraient monter à bord des réformes du second quinquennat, le message de l'après réélection présidentielle d’avril 2022 a été clair: les changements du pays se feraient sans eux.
Cette guerre, les syndicats français en avaient en revanche cruellement besoin. Moins de 10% des salariés français sont syndiqués et l’écrasante majorité de ceux-ci sont employés dans la fonction publique ou apparentés. La CFDT, en tête dans le secteur privé depuis les élections interprofessionnelles de 2021, n’a pas réussi à y instaurer un dialogue social digne de ce nom face à un patronat lui aussi très dépendant de l’État et des commandes publiques. La CGT, qui va tenir du 27 au 31 mars son 53e congrès à Clermont-Ferrand, a depuis toujours fait de l’affrontement la règle. Force Ouvrière, dissidence de la CGT en 1947, omniprésente dans l’administration, défend la colère des fonctionnaires. Sud, le syndicat le plus radical, est quasi-révolutionnaire.
Une énigme demeurait: l’unité syndicale. Souvent, elle a été impossible en France. Or voilà qu’elle s’est réalisée contre le projet de loi sur la réforme des retraites. Le cocktail social, alors, avait tout pour devenir explosif. Plus préoccupant encore: le passage en force du 49.3 à l’Assemblée nationale, sans vote, promet maintenant d’en décupler la charge.
Énormes enjeux de personnes
Les enjeux de personnes sont aussi énormes. Philippe Martinez le cégétiste veut imposer comme successeure Marie Buisson de la Fédération de l’éducation, de la recherche et de la culture (Ferc-CGT). Mais celle-ci est contestée par une autre femme, Céline Verzeletti, issue du regroupement des syndicats de la fonction publique. Rien de mieux, pour le vétéran Martinez, qu’une bataille gagnée contre le gouvernement pour appuyer sa candidate. Idem, dans un autre registre, pour Laurent Berger. L’homme de compromis a cette fois choisi l’affrontement. Mais il doit démontrer que ce bras de fer social était justifié.
L'humiliation a suivi pour les deux dirigeants. Emmanuel Macron a choisi de les ignorer. Il n’a pas répondu à leurs sollicitations. Il a donc, indirectement, légitimé la mobilisation massive dans la rue. Une erreur tactique que le recours au 49.3 – faute de majorité absolue à l’Assemblée nationale – risque de transformer en faute stratégique si le pays devait retomber dans une longue crise du genre «gilets jaunes» de l’hiver 2018-2019.
Cette «mère» de toutes les batailles est en plus symbolique. Les syndicats, en France comme dans les autres pays européens, perdent des plumes à vitesse grand V avec la disparition des grandes entreprises industrielles, la numérisation de l’économie, l’individualisation des modes de vie. Leur nombre d’adhérents baisse cruellement (640'000 pour la CGT, 600'000 pour la CFDT… contre 5 millions pour la CGT dans les années 1960) et inexorablement.
Mais il leur reste un thème porteur: la lutte contre la précarisation du travail et la question de l’égalité sociale. C’est pour cela que la CFDT de Laurent Berger sollicitait, avant de parler des retraites, une grande conférence sur le travail, sur les carrières et les rémunérations. C’était bien vu. Emmanuel Macron n’a pas saisi cette perche. Il le paie aujourd’hui au prix fort.
Philippe Martinez, de la CGT, sur le 49.3:
Leur ultime défi est aujourd’hui la violence. Parviendront-ils à contenir les casseurs et à faire en sorte que la recrudescence des blocages (de raffineries, de ports, d’autoroutes) ne transforme pas la vie des Français en calvaire? Si oui, leur pari sera gagné. Car ils auront alors démontré, eux les acteurs sociaux souvent impopulaires, que le pari d’Emmanuel Macron de les marginaliser n’est pas tenable, et surtout pas souhaitable dans une société française aussi fracturée.
«Macron veut expulser les partenaires sociaux du champ national des interactions sociales telles que normalement, notre démocratie le prévoit», s’énervait récemment sur France Info, François Hommeril, de la Confédération des cadres. «Pour lui, les syndicats, c’est dans les entreprises et nulle part ailleurs. Et tout ce qu’il fait, tout ce qu’il fait faire à ses gouvernements, va dans cette direction-là». Une direction susceptible, aujourd’hui, de se transformer en redoutable impasse.