Avouez-le: vous vous posez la même question. Vous? Tous ceux que l’actualité de la France intéresse. Et tous ceux que l’actuelle crise sociale et politique autour de la réforme des retraites plonge dans un abîme de perplexité.
On résume? Six journées de mobilisation sociale massive, dont la dernière, ce mardi 7 mars, avec plus de deux millions de manifestants hostiles au texte dans les rues (1,2 million selon la police, trois millions selon les syndicats). Deux nouvelles journées d’action et de grève prévues les 11 et 15 mars, et la perspective d’un blocage progressif du pays. Un débat houleux au Sénat qui s’achèvera de toute façon dimanche 12 mars à minuit, sans que l’on sache encore si les vingt articles du projet de loi gouvernemental seront alors votés.
Tumulte parlementaire et «bras d’honneur»
Et qui est en embuscade au milieu de ce tumulte accru mardi, à l’Assemblée nationale, par les «bras d’honneur» distribués par le ministre de la Justice aux élus de droite dans le cadre d’un autre débat? Marine Le Pen, présidente du groupe Rassemblement national. Elle est la seule, pour le moment, à pouvoir tirer profit de cet imbroglio français autour d’un chiffre symbole: 64 ans, le futur âge légal de départ à la retraite si le texte cher à Emmanuel Macron entre finalement en vigueur.
Richard Werly et les colères françaises:
Regardons les choses en face. Qui, depuis le début du débat parlementaire français, a mené un chahut affligeant dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, au point que seuls deux articles sur vingt ont été votés par les députés en première lecture? La gauche, dominée par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Qui, si le président de la République décidait de dissoudre l’Assemblée et de provoquer de nouvelles élections législatives, serait en position de force selon les sondages? Le Rassemblement national, aujourd’hui fort de 88 députés. Qui se retrouve, paradoxalement, dans le registre du bon élève parlementaire, en ayant refusé de faire tourner la machine à amendements pour faire obstruction au parlement contre ce projet de loi? Le groupe RN, qui tient sur sa ligne de crête: ne pas s’exposer sur ce texte après avoir abandonné sa promesse initiale de revenir… à la retraite à 60 ans instaurée, en 1982, sous la présidence de François Mitterrand.
Un système de retraites à la schlague
«Notre position? C’est rejeter ce système des retraites à la schlague qui pénalisera les plus modestes» a résumé le jeune président du parti, Jordan Bardella, 27 ans. Pas question d’entrer dans l’arithmétique économique ou démographique. Tout est centré sur les besoins des classes sociales les plus vulnérables.
L’autre bénéfice de cette bataille des retraites est qu’elle rend fébrile tous les adversaires du RN. En clair: le mouvement de Marine Le Pen, discret, se retrouve présumé «raisonnable» et prêt au dialogue, alors que le gouvernement et les oppositions radicales sont le dos au mur. Jugez plutôt: Emmanuel Macron a encore refusé, ce mercredi 8 mars, de recevoir les leaders syndicaux. Ces derniers, de leur côté, n’ont rien obtenu malgré leurs manifestations très suivies. Le dialogue social apparaît mort et enterré.
Retrouvez Richard Werly sur LCP:
Faisons un coup de zoom parlementaire: la droite traditionnelle, majoritaire au Sénat, peut faire adopter ce texte d’ici dimanche minuit en ajoutant ses voix à celles du camp présidentiel. Lequel ne dispose à l’Assemblée que d’une majorité relative. Or si cela a lieu, et que le gouvernement l’emporte grâce à ce coup de pouce (sans avoir à recourir aux ordonnances), les élus «Les Républicains» deviendront, aux yeux du public et de leurs électeurs, les auxiliaires de Macron. Ils auront peut-être voté conformément à leurs idées, mais ils auront de facto sauvé ce président mal en point. Plus grave: ils auront contribué à l’adoption d’un texte qui divise le pays (deux tiers des Français le rejettent selon les sondages) et que certains experts jugent de toute façon insuffisant pour remettre à flot le système français des retraites. Du pain béni électoral pour les candidats du RN qui pourront dire à la partie «classes moyennes» de l’électorat conservateur: «la droite vous a trahi. Elle a soutenu une mauvaise cause. Elle a choisi les élites et le monde de la finance contre les métiers difficiles et la France «qui se lève tôt». Pour y remédier, votez pour nous…»
Rien n’est écrit, bien sûr
Je pourrai continuer la liste. Rien n’est écrit, bien sûr et fort heureusement. Mais quel débat va atterrir, après les retraites, sur le bureau des députés? Celui du nouveau projet de loi sur l’immigration, par lequel le gouvernement veut, entre autres, accélérer les expulsions. Un terrain parfait pour le RN, qui sonne depuis des décennies la charge contre les immigrés ! Le seul handicap majeur de Marine Le Pen et des siens reste, pour le moment, la guerre en Ukraine et les compromissions passées et avérées de l’ex-candidate présidentielle avec la Russie. Mais là aussi, sa jeune garde fait le ménage. Jordan Bardella, son ambitieux dauphin, pilonne désormais la «naïveté collective» de son camp envers Poutine. Il dégage la route.
Bon, je m’arrête là. Tout pronostic, à quatre ans de la prochaine élection présidentielle de 2027, est évidemment prématuré et abusif. La crise des «Gilets Jaunes» qui semblait avoir terrassé Emmanuel Macron, n’a pas empêché ce dernier de battre à nouveau Marine Le Pen dans les urnes (58% contre 42%) en avril 2022. Mais gare au traumatisme post-réforme des retraites. Plus les Français seront fâchés et se sentiront floués à l'issue de cette première année du second quinquennat d'Emmanuel Macron, plus le RN, cet héritier du Front national xénophobe, ce parti souverainiste, vent debout contre l'Union européenne, longtemps considéré comme protestataire et incompétent, apparaîtra comme un recours.
D'où la question décisive, assurée de façonner le paysage politique ces quatre prochaines années en France: qui peut encore empêcher Marine Le Pen d'être élue en 2027?