L’homme qui a accepté de me parler, attablé au bar d’un hôtel parisien, n’a pas attendu cinq minutes pour se lâcher. Il vient de lire le livre d'un élu rural de Normandie, rempli de joies, mais aussi de larmes politiques. «Tu veux savoir la vérité? Aujourd’hui, les élus en France sont traités comme de la m… Il n’y a plus de respect pour la fonction. Parce qu’il y a derrière le sentiment qu’on ne sert à rien.»
Donnons-lui un prénom d’emprunt: Marc. À part ça, son CV électoral est impressionnant. Quatre mandats de député dans un département de l’ouest de la France réputé plutôt calme. Deux mandats de maire à la tête d’une commune de 12'000 habitants. Un passé d’entremetteur influent au sein du parti gaulliste RPR, puis de l’UMP version Nicolas Sarkozy. Pas une condamnation. Pas une «affaire» en forme de casserole.
Mais aujourd’hui, Marc m’avoue prendre garde, dans sa ville où vit encore sa mère, où il gare sa voiture. Il a même enlevé la cocarde bleue-blanc-rouge qui, ventousée sur le pare-brise, lui permettait jadis d’obtenir quelques faveurs de stationnement: «S’ils voient ma bagnole, tout est possible. Ce n’est pas moi la cible. C’est la politique.»
Yannick Morez auditionné par le Sénat français
Bienvenue en France, où un maire démissionnaire, Yannick Morez, a été auditionné ce mercredi 17 mai par le Sénat après avoir annoncé sa démission à la suite d'un incendie criminel contre son domicile, dans sa commune de Saint-Brévin-Les Pins, près de Nantes (Loire-Atlantique). Coïncidence du calendrier, son audition a eu lieu deux jours après l’agression, en pleine rue, d’un petit-neveu d’Emmanuel Macron à Amiens, la ville de Picardie dont le président français et son épouse Brigitte sont originaires.
Rien à voir entre ces deux faits. La démission du maire est liée à la colère provoquée par l’arrivée prévue, dans la commune balnéaire de Saint-Brévin-Les Pins, d’un foyer de migrants. Le tabassage en règle du membre de la famille de Brigitte Macron est intervenu pile après la diffusion du dernier entretien présidentiel à la TV, lundi 15 mai. Marc, mon interlocuteur, y voit pourtant un lien: «Aujourd’hui en France, la politique, c’est un chiffon rouge. Soit tu es fort et on te respecte jusqu’au moment où ça te pète à la gueule. Soit tu es perçu comme affaibli, et c’est la curée.»
«Les gens veulent nous piéger, ils savent tout»
Je m’énerve. Je dis à l’ancien député assis devant moi qu’il exagère. Lui me répond d’une phrase, loin des statistiques: «Avant, on plaisantait en disant à propos du peuple et des élus: ce sont des cons qui élisent des salauds. Maintenant, c’est le contraire.» Je consulte les chiffres en l’écoutant: 2205 agressions d’élus ont officiellement été déclarées en France en 2022, soit un tiers de plus que l’année précédente. Une vingtaine de permanences de députés, pour l’essentiel de la majorité présidentielle, ont été vandalisées depuis le début de la bataille sociale sur les retraites, à la mi-janvier.
Cons? Salauds? Besoin d’explications. Marc élabore: «Avant, les électeurs s’en remettaient à leurs élus pour tout, les grands et les petits besoins. C’est en cela qu’ils étaient 'cons', une expression stupide, bien sûr, mais supposée incarner leur naïveté. Quant aux élus, ils avaient le pouvoir et ils pouvaient faire presque n’importe quoi.»
Changement radical en 2023, encore accru par la crise du Covid, l’isolement généralisé de l’année 2020-2021 et les frustrations de tous ordres exacerbées par les réseaux sociaux: «Les salauds, ce sont maintenant les électeurs. Ils savent tout. Ils veulent nous piéger. Ils exigent. Et les cons, ce sont ceux qui, comme moi, croient encore à l’action collective et à la parole publique.»
Décrire les choses ainsi est caricatural. Il y a, en France, près de 36'000 communes et leurs maires sont en très grande majorité respectés par leurs administrés. Sur les 577 députés et les 348 sénateurs, la plupart conservent des liens étroits avec leurs départements ou leurs circonscriptions.
Alors, qui est violent, et pourquoi? «Il y a deux types de violence, nous expliquait récemment le politologue Roland Cayrol, auteur de 'Mon voyage au cœur de la Ve République' (Ed. Calmann Levy). La première a toujours existé en France, c’est la violence révolutionnaire. Elle est le fruit de la contestation sociale et se porte, à un moment donné, contre les représentants du système. Là, rien de nouveau. C’est la seconde violence qui change tout. Elle est personnalisée. On prend pour cible un élu. On harcèle ses collaborateurs, voire sa famille. Soit parce qu’on veut lui faire peur pour obtenir quelque chose ou pour qu’il abandonne tel ou tel dossier. Soit parce qu’on veut, à travers lui, cracher à la figure de l’État.»
«La violence est désormais le message»
Un autre politologue, Dominique Reynié, va plus loin. Il l’expliquait récemment en notre présence sur le plateau de LCP, la chaîne parlementaire française: «La violence est désormais le message et le moyen de le médiatiser […] Elle devient le sujet». En 2019, un maire est mort à Signes (Var) après une altercation à propos d’une décharge. C’est pour cette raison que le président de l’Association des maires de France, David Lisnard, maire de Cannes (Alpes-Maritimes), vient de demander une enquête nationale sur les agressions contre les élus. Une étude «précise, avec typologie des agressions, catégorie des élus, répartition géographique des agressions, réponse pénale, car il faut vraiment objectiver les choses».
Pas question pour lui, toutefois, de pointer du doigt certaines formations politiques, comme la France Insoumise (gauche radicale) ou le Rassemblement national (droite nationale-populiste), dont les élus pro-Macron dénoncent les outrances verbales, qui engendrent «un climat de violence». «Tant que la justice ne jugera pas une agression contre un élu au même titre qu’une attaque contre un policier, on sera exposé, explique Marc, notre interlocuteur. Les enseignants aussi sont insultés par les parents d’élèves. Les pompiers sont caillassés dans certains quartiers.» De quoi expliquer la fameuse phrase très controversée du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sur «l’ensauvagement de la France».
L’intervention de David Lisnard sur les agressions d’élus:
Durant son audition au Sénat français, Yannick Morez, lui, a tenu à clarifier. Dans sa commune, c’est la question des migrants qui a tout fait dégénérer. D’abord parce qu’un premier foyer a été imposé par l’État. Ensuite parce que les logements attribués aux nouveaux arrivants ont été pris sur des logements sociaux espérés par la population locale. Or les autorités préfectorales ont procrastiné. Ses lettres sont restées sans réponse. Le préfet a tourné la tête. Les maires se retrouvent ainsi entre le marteau d’une puissance publique qui leur échappe et l’enclume des mécontentements. «On est déconsidéré. On ne nous prend plus au sérieux, conclut Marc, l’ancien député, âgé de 64 ans. On n’a plus de pouvoir au niveau local. Résultat: on prend tout dans la gueule.»
À lire: «Journal d’un maire de campagne» par Christian Blanckaert (Ed. Plon)