«C’est le bordel dans ce pays, j’en ai marre que personne ne fasse rien.» On regarde autour de nous. Tout est calme, ce jeudi matin à Scionzier, commune de 8500 habitants située en Haute-Savoie, aux portes de la Suisse. Sur la place centrale, quelques rares badauds vaquent à leurs occupations, d’autres sirotent un café à l’ombre de ce soleil déjà lourd.
Mais cette habitante, tout juste âgée de 20 ans, qui souhaite rester anonyme, n’en démord pas: dans le département, c’est la gabegie, comme dans toute la France. «Trop de gens profitent. Hier soir, ils ont gagné au foot. Ils ont fêté jusqu’à 1h du matin dans les rues de Cluses», dit-elle, peinant à masquer son agacement. «Ils», ce sont les Turcs. La veille, l’équipe a remporté son match de l’Euro face à la Tchéquie. Si la France avait gagné, la jeune femme le concède, célébration, il y aurait eu: «Mais pas pareil, s’empresse-t-elle d’ajouter. Nous, on a une autre approche. On respecte les gens.»
Dans cette France qui semble coupée en deux, où s’opposent le «eux» et le «nous», la vingtenaire s’est rendue aux urnes pour la première fois de sa vie lors des élections européennes du 9 juin. Ses yeux pétillent: «J’ai voté pour Jordan Bardella. Il est jeune et il a l’avantage de ne pas porter le nom Le Pen. Jordan a une autre approche, il est moins extrémiste. Ça me parle. À mes amis aussi.»
Au pays du RN
Dans la commune, ils sont 48,52% à avoir voté comme elle pour le Rassemblement national (RN). Un score aux allures presque soviétiques, bien plus élevé que la moyenne nationale (31,47%) et celle du département (29,32%), auquel viennent s’ajouter les 7,4% de Reconquête, la liste emmenée par Marion Maréchal lors des européennes.
À Scionzier, l’extrême-droite pèse donc près de 56%. Un joli bébé. Ce résultat ne surprend pas outre-mesure Sandro Pépin, maire de la petite ville depuis 2023. «La commune a toujours voté à droite, avec des scores pour l’extrême-droite toujours au-dessus de la moyenne nationale et départementale, explique-t-il. Mais il est vrai que le phénomène s’est accentué depuis quelques années, comme dans toute la France, d’ailleurs.»
Quand même, plus d’une personne sur deux (parmi celles qui sont allées voter) en faveur de l’extrême-droite, cela interpelle, non? «Je l’attribue à un sentiment de ras-le-bol général vis-à-vis de la politique actuelle, à des prises de position qui ne collent pas avec la réalité des Français. Scionzier est une commune ouvrière, le fleuron de l’industrie du décolletage. Beaucoup ne se retrouvent pas dans les actions et le discours d’Emmanuel Macron.»
Pour Charles Prats, candidat LR-RN aux élections législatives en Haute-Savoie, l’explication est simple. «L’insécurité partout, y compris dans nos villages de montagne. L’immigration incontrôlée. Les impôts et charges qui augmentent, malgré les nuages de fumée de la communication gouvernementale. Les Français en ont marre de la politique menée par Emmanuel Macron depuis sept ans. Ils veulent que l’on lutte contre l’insécurité, contre l’immigration. Ils veulent plus de pouvoir d’achat.» L'ex-magistrat avertit: «Cela va empirer quand la facture de gaz du mois de juillet va arriver: +12%. Merci Macron!»
Ras-le-bol et sentiment de déclassement
Si l’incompréhension, le ras-le-bol et le mécontentement dominent, le sentiment de déclassement est, lui aussi, bien présent. Une commerçante qui souhaite témoigner anonymement — «la politique, c’est pas bon pour les affaires» — le confirme. «Les petits comme nous, on en chie. C’est du 7 sur 7. Pas de vacances, rien. On est pris à la gorge avec l’augmentation des factures de gaz et de l’électricité. Ce n’est pas normal qu’à la fin du mois, il ne nous reste que des clopinettes. On prend cher. Ça, je peux vous le dire.»
Du changement, elle en veut, mais il ne passera pas par les urnes. Elle n’ira pas voter au premier tour des législatives, ce dimanche 30 juin. Des élections provoquées par la dissolution de l’Assemblée nationale ordonnée par le président Emmanuel Macron au soir des résultats des européennes. «Tous les politiciens vous promettent monts et merveilles et il ne se passe rien, dit-elle, désabusée. Des clients me disent qu’ils voteront RN, pour essayer. Moi, je n’ai rien contre les étrangers, s’ils sont bien intégrés.»
La solution? «Taxer les plus riches, répond la commerçante. Les grands patrons, ils vont au resto, en vacances, ils se gavent. Alors que nous, on trinque.»
Quitter cette France devenue raciste
En sortant de son commerce, on croise Sidonie, mère de deux enfants, révoltée par le score RN dans sa commune. «Je songe à quitter le pays pour m’installer avec ma famille en Tunisie. J’ai honte de ce que la France devient», nous dit cette «pure française» de Haute-Savoie, mariée à un Tunisien depuis 22 ans. Celle qui se félicite d’avoir élevé ces filles dans la religion chrétienne — la sienne — et musulmane — celle de son mari — n’en peut plus de ce racisme qu’elle estime latent. «Mes gamines sont cataloguées comme ‘arabes’, elles subissent des remarques alors que chez nous, on fête autant l’Aïd que Noël. Je suis fière de cette mixité, c’est une richesse.»
Autant dire que l’une des mesures présentées par Jordan Bardella dans son programme, celle qui consiste à «empêcher» des Français ayant une autre nationalité d’occuper des «emplois extrêmement sensibles», lui donne des haut-le-cœur. «Ce débat sur la binationalité, c’est de l’esbroufe. Le RN s’en prend directement à l’islam. Ils veulent mettre dehors les musulmans. Je refuse que mes gamines grandissent dans un tel environnement, où le racisme n’avance plus masqué.»
Et il est vrai qu’il suffit de marcher quelques mètres pour l’entrevoir, ce racisme décomplexé. Dans un restaurant de la place centrale, Louise, une serveuse de 18 ans, déclare sans sourciller, en tirant sur sa cigarette électronique: «Je suis d’extrême droite et je suis raciste. Je l’assume. Enfin, je ne suis pas raciste avec tout le monde, juste avec ceux qui font des bêtises.» Qui sont-ils? «Pas les Français, avance-t-elle. Les musulmans qui mettent des voiles sur les femmes ou qui vendent de la drogue en face de chez moi. Encore l’autre jour, j’en ai vu un avec un gun dans son caleçon.»
Selon la jeune adulte qui attend, en cette fin de matinée, impatiemment ses résultats du bac, il y aurait «des bons et des mauvais musulmans.» À quoi les reconnaît-on? Elle hésite et finit par trancher. «Ça se voit un peu sur leur visage, non? Vous n’avez qu’à aller faire un tour aux Crozets, ça craint là-bas.»
Le RN en tête, même dans les quartiers populaires
Direction ce quartier «populaire», à quelques minutes du centre-ville. À l’heure du déjeuner, Abdallah et Mokhtar, devisent tranquillement sur le parking, à côté de la boucherie. Aux Crozets aussi, le RN caracole en tête. «Il n’y a que les vieux qui vont voter, c’est le problème», glisse Abdallah, en guise d'explication. Pour celui qui vit depuis plus de 50 ans dans le quartier, «on leur fait peur sur les chaînes d’info comme BFM ou CNews. Elles alimentent la peur et créent de la division.»
Et de poursuivre: «Macron aussi, joue là-dessus. Si le RN est devenu bankable, c’est à cause de sa politique.» Lui et son compère voteront «Mélenchon». Enfin, pour l’alliance de la gauche, le Nouveau Front Populaire (NFP). Leurs enfants, aussi, alors que d’habitude, c’est un bulletin blanc qu’ils glissent dans l’urne. Une victoire du RN les inquiète. «Pourquoi cette haine contre les Maghrébins? On nous traite encore de sales bicots ou de bougnoules. On ne veut pas des musulmans, alors qu’ici, dans les usines, tout le monde a besoin de nous.»
À une dizaine de minutes de là, au marché de Cluses, on s’attendait à voir de nombreux politiciens et politiciennes battre le pavé brûlant pour cette dernière ligne droite avant les législatives. Seul, Alain Roubian, candidat de la gauche, réunie sous la bannière du Nouveau Front populaire (NFP), fait une apparition.
Il y a urgence selon lui. «Il faut que le vote RN évolue dans les quartiers populaires et faire comprendre que ce parti est un problème et non pas une solution. Diviser, cela n’apportera rien. Il faut se rassembler sur un socle commun de valeurs et la défense du pouvoir d’achat.» Le candidat soupire: «Il est hors de question qu’on ait, dans quelques jours, un gamin de 28 ans à la tête de l’Etat, qui n’a pas d’autre projet que de diviser.»
À quelques mètres, Sofia, les cheveux dissimulés sous un voile, range un tract du NFP dans son sac à main. «J’irai voter pour la gauche, évidemment. Le RN me fatigue, mais il ne me fait pas peur.» Et s’il lui interdisait de porter le voile? Elle sourit: «On portera des casquettes.»