39-41, rue de la Boulangerie. C’est ici, à Saint-Denis au nord de Paris, que Tariq Ramadan avait établi ses quartiers lorsqu’il était l’un des intellectuels musulmans les plus influents de France. Au fond d’une cour séparée de la rue par un porche, la mosquée Tawhid, son centre culturel et sa librairie constituaient le cœur du «Ramadan Land».
Mohamed, la cinquantaine, guide les voitures sur le parking, pour laisser libre l’entrée du lieu de culte à un groupe de jeunes hommes, tous en djellaba. Il vient d’apprendre à la radio l’acquittement à Genève de Tariq Ramadan, 60 ans (la plaignante a fait appel). Mais pas question de commenter cette décision de la justice suisse. Depuis la libération sous caution de l’intéressé le 15 novembre 2018, après dix mois de détention provisoire, Mohamed dit n’avoir plus «aucune nouvelle» de celui qui, dans le passé, ne pouvait pas se déplacer sans avoir autour de lui un groupe de sympathisants, hommes et femmes. «Si vous me demandez si Tariq est toujours populaire et si les gens le soutiennent, je dirai plutôt oui, nous explique-t-il. Mais est-ce que l’on attend son retour? La réponse est non.»
700'000 musulmans en Seine-Saint-Denis
Tariq Ramadan n’a, de toute façon, sans doute pas l’intention de reprendre pied dans ce département de Seine-Saint-Denis où vivent, selon des estimations, près de 700'000 musulmans. D’abord parce qu’il doit toujours faire face à la justice française. Depuis qu’en juillet 2022, le Parquet de Paris a demandé son renvoi devant les Assises, la possibilité d’un procès en France pèse au-dessus de lui comme une épée de Damoclès. Et même si son acquittement genevois va évidemment peser dans la balance, la procédure hexagonale suit son cours, au point que les avocats de Tariq Raman ont récemment demandé son «dépaysement», pour éviter que la comparution de leur client, visé par cinq plaintes en France, se tienne en région parisienne.
Le voir revenir au premier plan dans le débat public et les médias, comme cela était le cas avant la première plante déposée en octobre 2017, semble dès lors très peu probable: «Je n’y crois pas. Il y a eu un moment Tariq Ramadan, estime un élu de Saint-Denis. Aujourd’hui, le quotidien de la ville, ce sont les Jeux olympiques d’été 2024, qui se dérouleront pour l’essentiel ici. Le quotidien des jeunes, c'est se porter volontaires pour les JO, et profiter de cette manne économique.»
Je m’aventure du côté du lycée Angela-Davis, du nom de l’égérie des droits civiques américains. Deux jeunes filles voilées viennent attendre leurs copines. Elles ne veulent pas dire où elles sont scolarisées, mais affirment qu’elles continuent de porter le voile sitôt sorties de leur école, et que leur amie va faire de même. Elles connaissent toutes les noms de Tariq Ramadan, sans savoir qu’il vient d’être acquitté. Je leur apprends la nouvelle judiciaire. La plus âgée s’exclame: «Vous voyez les filles qu’il ne faut jamais croire les médias français?»
Toutes deux sont pourtant françaises. Alors? «Je veux dire par là que les médias qui diabolisent Tariq Ramadan ne sont pas ceux qu’on lit. Nous, on est sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, je vois ici l’annonce du tribunal de Genève. Je vais lire en détail», lâche l’une d’elles, en me montrant l’écran de son téléphone portable. L’auteur de «Mon intime conviction» (Ed. Presses du Châtelet) peut-il revenir? «J’aimerais bien, car nous avons besoin de voix qui portent pour défendre les musulmans. Mais je n’y crois pas. De toute façon, ce qu’il disait, on le trouve partout maintenant sur TikTok. S’il revient, Tariq Ramadan sera reçu comme un ancien, pas comme un gourou.»
Nouvelle polémique à l'Éducation nationale
L’évocation de l’intellectuel suisse résonne particulièrement ces jours-ci. Une nouvelle polémique secoue depuis quelques jours le Ministère français de l’Éducation nationale, après l’envoi d’une instruction aux Académies régionales pour évaluer le taux d’absentéisme constaté à l’occasion de l’Aïd el-Fitr (la fin du jeûne islamique, qui est intervenue le 20 avril). Même la Mosquée de Paris a demandé des explications, dans un pays où les statistiques ethniques et religieuses ne sont pas légales.
Lucie, l’élève du lycée Angela-Davis attendue par ses copines, nous cite tout de suite cette enquête administrative: «Ça, Tariq Ramadan ne l’aurait jamais toléré. Il avait une voix qui porte. Moi, je le trouvais séduisant et charismatique. Je ne le vois pas comme un violeur.»
Yannis Roder, enseignant en Seine-Saint-Denis, est auteur de «Jeunesse française, école et République» (Ed. Observatoire). Il raconte: «Je me souviens de collégiennes musulmanes qui le trouvaient à l’époque très sexy. Elles le disaient. Maintenant, c’est passé. TikTok, Instagram… Le gourou de maintenant, c’est le téléphone portable.»
«Monsieur Tariq»
On enchaîne avec nos interlocutrices sur les réseaux sociaux, sur l’islam de 2023, sur la confusion entre islamisme et terrorisme, sur la peur des migrants musulmans. Tout défile. Le cas Tariq Ramadan est, selon les jeunes filles de Saint-Denis, à la confluence de tout ça. «N’oubliez pas que son réseau était l’un des plus extrémistes et sophistiqués qui soient, nous affirmait en 2021, lors d’un enregistrement, l’intellectuelle française Caroline Fourest, défenseure farouche de la laïcité. Cette dernière, après avoir confronté Tariq Ramadan à la télévision, avait été attaquée par des «trolls» sur les réseaux sociaux. Les insultes pleuvaient.
Maintenant qu’il est innocenté, les défenseurs de Tariq Ramadan vont-ils repartir à l’assaut? La mosquée de la rue de la Boulangerie est proche de la basilique royale de Saint-Denis, haut lieu du catholicisme français. Ici, tout le monde ou presque a croisé un jour «Monsieur Tariq». «Il mérite la justice, c’est tout. Et s’il est innocent, oui, on le fera savoir, juge un commerçant, vendeur de fruits et légumes. Je ne le vois pas revenir ici, mais pour nous, ce serait un soulagement si les juges estiment qu’il n'a pas violé ou violenté les femmes qui l’accusent. Car à travers lui, qu’on le veuille ou non, c’est un peu nous, les hommes musulmans, que l’on cherche à juger.»