288,7 milliards d’euros. C’est le montant total des prêts internationaux accordés à la Grèce depuis 2010 selon le Mécanisme de stabilité européen. Juste en dessous des trois cents milliards souvent évoqués. Faites le calcul: le pays compte 10,6 millions d’habitants. 2 500 euros ont donc été déboursés, depuis douze ans, pour chaque citoyen grec, quel que soit son âge. Un chiffre qui dit l’ampleur du défi économique pour le gouvernement qui sortira des urnes, ce dimanche 21 mai. A moins que, faute de coalition envisageable, et compte tenu du système proportionnel à deux tours en vigueur en Grèce, un second vote soit nécessaire, avec cette fois un «bonus» automatique de plusieurs dizaines de députés pour le parti qui arrivera en tête, afin de lui permettre d’atteindre la majorité sur les 300 sièges en lice. Si tel est le cas, ce deuxième scrutin doit avoir lieu entre 30 et 50 jours après le premier.
A quoi les milliards ont-ils servi?
Mais revenons aux 288,7 milliards d’euros. A quoi ont-ils servi, au-delà du sauvetage financier du pays et de la monnaie unique, dont beaucoup craignaient en 2010-2012, qu’elle succombe à la crise grecque? Qui en a profité? Ces prêts ont-ils été un levier pour réformer le pays et cet État grec encore décrié aujourd’hui pour sa bureaucratie et son inefficacité, comme l’a prouvé selon ses détracteurs le terrible accident de train survenu le 28 février entre Athènes et Thessalonique? Cet accident ferroviaire qui a causé la mort de 57 personnes, parmi lesquels beaucoup de jeunes étudiants, est d’ailleurs très révélateur. Il démontre à la fois la vétusté du système, la mauvaise gestion des ressources humaines, et une forme d’impasse dans laquelle les trains grecs ont été plongés après la privatisation de la société nationale Hellenictrain, achetée par l’Italien Ferrovie dello Stato (FS) en 2017. Comment moderniser les lignes de chemin de fer? Comment former les personnels? Comment informatiser l’ensemble des parcours? Étudier de près ce crash tragique, c’est faire une radioscopie des défaillances grecques, du côté public comme du côté privé.
Et la dette? Va-t-elle être remboursée? Elle est en tout cas en train de l’être. Début 2022, le pays a ainsi remboursé de façon anticipée, avec deux ans d’avance, le reliquat des prêts octroyés par le Fonds Monétaire International, soit 1,85 milliards d’euros. Et les chiffres de l’endettement public prouvent que le gouvernement grec tient parole. Athènes devait à ses créanciers une dette équivalente à 206,3% du produit intérieur brut en 2020. Le montant est tombé à 197,1% en 2021 et 187,5% en 2022. Les agences de notation financières, qui semaient la terreur en Grèce voici dix ans, ont salué cette performance. Et ce n’est pas fini! Si l’économie, dopée par le tourisme, poursuit sa croissance et que l’inflation continue de grignoter la valeur des emprunts, le taux d’endettement hellénique pourrait tomber à 160.2% du PIB cette année, et 154.4% en 2024. La Grèce reste le pays le plus endetté de l’Union européenne, mais la courbe va dans le bon sens. Récompense: la surveillance économique renforcée européenne a été levée en août 2022.
La privatisation de l’ancien aéroport d’Athènes
Finis, donc, les appels à vendre des îles en mer Égée pour se renflouer, ou à privatiser encore plus d’infrastructures, qui étaient monnaie courante dans les années 2016-2017? «La pression internationale a baissé. Les bailleurs de fonds voient des résultats, comme l’énorme projet immobilier en front de mer sur le site de l’ancien aéroport d’Hellenikon à Athènes» admet l’analyste Plamen Tonchev, en désignant, au loin, ce site privatisé, acheté par Lamda, un consortium d’investisseurs de pays du golfe. Les grues coupent l’horizon en bord de mer, au sud d’Athènes. Sept milliards d’euros doivent être investis. Un casino, destiné à accueillir la clientèle de toute la région, va sortir de terre. Les prévisions pour le tourisme, qui représente 18,6% du PIB, sont aussi très bonnes. Autre réalité: la guerre en Ukraine et la menace de la Turquie voisine ont relancé l’industrie de défense, et rempli les carnets de commandes de sous-traitants industriels, en particulier au nord du pays. L’immobilier est en plein boom, poussé par les «Golden Visa», ce schéma qui permet d’obtenir un visa de cinq ans (renouvelable) de résidence dans l’espace Schengen contre un investissement en Grèce de 250 000 euros. Entre 1,5 et deux milliards d’euros ont été investis pour cette raison entre mars 2022 et mars 2023, pour 6 023 demandes selon le département grec de l’immigration (les règles sont en cours de révision).
Les réformes promises ne suivent pas
Problème: les réformes étatiques promises ne suivent pas. L’administration grecque, pandémie oblige aussi, s’est beaucoup numérisée. Bon point. Le recouvrement des créances fiscales est bien meilleur. Bon point aussi. Mais le pays reste enlisé par une corruption rampante, un favoritisme que tout le monde dénonce, la main mise de quelques dizaines de familles sur les grands projets. L’exil de la jeunesse qualifiée dans les autres pays européens vide aussi la Grèce de ses ressources humaines les plus performantes. «L’élève grec a de meilleurs résultats, mais il a toujours les mêmes problèmes: il ne veut pas se discipliner. Il mise sur la complaisance de ses tuteurs européens» sourit un ancien haut responsable de la fédération des entreprises touristiques.
En clair: pas de nouvelle Grèce à l’horizon. Pas de miracle économique sur l’Acropole. Le remboursement accéléré est le fruit d’un PIB qui augmente (5,9% en 2022), mais qui plafonne encore à 80% de son niveau de 2008, avant la crise. Les salaires plafonnent eux à 75% de leur niveau de cette époque. Des problèmes de gouvernance récurrents transforment la mise en œuvre des lois imposées par l’Union européenne en labyrinthe. Le tout, sur fond d’une colère sociale tenace, car l’UE reste perçue ici comme la puissance qui a coupé les petites retraites, épargné les plus riches, imposé des sacrifices pour tous pour sauver avant tout l’euro. Un refrain entonné sans cesse par un homme qui surfe sur cette colère: l’ancien ministre Yannis Varoufakis, dont le pari M25 devrait à nouveau obtenir une poignée de députés. «On nous a menti. Les Européens se sont d’abord sauvés eux-mêmes, explique-t-il. Si vous vous souciez du peuple grec, tout ceci n’est qu’un mensonge. La Grèce est plus profondément enfoncée dans le trou de l’insolvabilité aujourd’hui qu’elle ne l’était en 2010. Notre dépendance à l’égard de la bonté des étrangers est plus grande que jamais».
Dix ans après, la question demeure au fond la même: comment réformer – et faut-il espérer réformer – un pays où une partie importante de la population demeure convaincue que la responsabilité de ses problèmes vient d’ailleurs. Une forme d’aveuglement que ses élites utilisent, pour pérenniser un système qui leur profite.
A lire:
. «Alexis Tsipras, une histoire grecque» par Fabien Perrier (Ed. François Bourin)
. «Grèce, la nouvelle odyssée» (Ed. Nevicata)