C’est le match de deux Algérie. Deux Algérie qui sont, chacune à leur manière, des fantômes pour la France, 61 ans après l’indépendance chèrement acquise par l’ex-colonie, le 5 juillet 1962.
Gérald Darmanin, 41 ans, ministre français de l’Intérieur, est le fils d’une mère algérienne et d’un grand-père qui servit dans les rangs des tirailleurs algériens durant la seconde guerre mondiale, l’adjudant-chef Moussa Ouakid, auquel il a dédié une rue à Hasnon (Nord).
Karim Benzema, 35 ans, est l’un des footballeurs les plus célèbres au monde, aujourd’hui star du championnat d’Arabie saoudite au sein du club Al-Ittihad. Benzema est le fils d’un père Kabyle et d’une mère originaire d’Oran. Il a grandi à Bron, une banlieue turbulente de Lyon, où les Algériens furent longtemps cantonnés dans d’effroyables bidonvilles. Le Ballon d’or 2022 ne vient pas d’une famille d’ex-combattants pour la France. Une différence qui, aujourd’hui, remonte à la surface dans la polémique qui l’oppose à Gérald Darmanin.
En images, l’avocat de Karim Benzema
L’histoire est à la «une» des médias français et internationaux depuis plusieurs jours. Karim Benzema, à la fois star incontestée et avant-centre mal aimé du football français, est désormais soupçonné d’avoir pris fait et cause, dans ses tweets, pour les victimes palestiniennes de la bande de Gaza, sans même une pensée pour les centaines victimes juives des commandos terroristes du Hamas. L’affaire a pris un tournant politique avec l’accusation, portée par le ministre de l’Intérieur «d’être en lien notoire avec les Frères musulmans». La polémique s’est installée. Pas de tweets de Karim Benzema sur le meurtre de l’enseignant d’Arras. Pas de condamnation du Hamas. Et ce, malgré les démentis du joueur via son avocat.
Le tweet de Karim Benzema
Le poids de l'histoire
La séance de tirs au but dans ce match Darmanin-Benzema est intervenue lorsque le ministre a sommé le joueur aux vingt millions de followers sur Twitter de prouver sa non-compromission avec l’islamisme, en promettant de retirer ses paroles accusatrices si le Ballon d’or 2022 tweetait en l’honneur du professeur tué lors de l’attentat d’Arras, Dominique Bernard. Et après? La réalité est que deux mondes se sont toujours affrontés autour de la figure de Karim Benzema, né en France, de nationalité française, et porteur du maillot tricolore 97 fois dans les compétitions internationales. En mai 2018, sa photo avec le drapeau algérien, à l’issue d’une finale remportée par le Real Madrid, avait entraîné une vague de commentaires racistes.
Le monde de Benzema est, volontiers provocateur, celui d’une double culture populaire franco-algérienne. Celle des banlieues. Celle d’une Algérie que l’on refuse de réduire à ses gouvernements inféodés à l’armée. Celle d’un pays qui s’est construit, depuis l’indépendance, dans la défense d’un panarabisme militant, dont les élites sont longtemps restées proches de l’Union Soviétique. Celle d’un pays né d’une guerre révolutionnaire menée et remportée par le Front de libération nationale (FLN) à coups d’attentats terroristes. Une culture populaire indissociable de l’Islam, au point que le Front islamique du salut (FIS) remporta les élections législatives de 1991, ce qui entraîna la guerre civile. Tout cela, Karim Benzema ne le dit pas. Il ne l’écrit pas. Mais il en est l’héritier.
Deux Algérie. Deux France
Le monde de Gérald Darmanin, dont la mère adorée fut femme de ménage puis agent d’entretien à la Banque de France, est à l’opposé. Il a toujours été le résultat d’une osmose imposée entre l’Algérie et la France. Le ministre, qui a grandi dans le nord, où il est élu, n’a jamais été confronté à l’Algérie militante et rebelle, travaillée au corps par la religion musulmane. Valenciennes, où son père Gérard, décédé en 2019, tenait un café, est une grande ville populaire de culture ouvrière. Ce n’est pas Bron. Les immigrés n’y étaient pas cantonnés dans des bidonvilles, comme le raconte l’écrivain lyonnais Azouz Begag. Le phénomène de bandes et de «racaille», lié au trafic de drogue, qui colle aussi à la peau de Benzema, y étaient inconnus. Deux mondes. Deux Algérie. Deux France.
Karim Benzema n’a aucune excuse. Refuser, après avoir pris position pour les victimes palestiniennes, de s’associer à la douleur des civils juifs assassinés n’est pas digne d’un footballeur international de ce niveau. Mais le sermon civique de Gérald Darmanin réveille bien d’autres fantômes. L’Algérie hante toujours la République. Ce match-là le prouve.